Couverture du journal du 01/10/2025 Le nouveau magazine

ENTRETIEN CROISÉ. Anticipation, data, concentration des cabinets : les experts-comptables préparent l’avenir

À Lorient (56), lors de leur assemblée générale, les experts-comptables bretons ont affirmé leur rôle d’éclaireurs dans un monde économique en pleine turbulence. Damien Charrier, président du conseil national de l'Ordre des experts-comptables et François Lambert, président de l’Ordre des experts-comptables de Bretagne, livrent une réflexion sur les mutations du métier, l’exploitation de la data et l’avenir d’une profession en première ligne de la vie économique. Entretien croisé.

François Lambert, président du Croec et Damien Charrier, président du Cnoec. ©7Jours/Bruneau

François Lambert, président du Croec et Damien Charrier, président du Cnoec. ©7Jours/Bruneau

Comment les experts-comptables peuvent-ils aider les chefs d’entreprise à réduire les risques dans le contexte actuel ?

François Lambert. Les clients ont besoin qu’on les aide à prendre du recul sur leurs activités, leur trajectoire et leur marché. Notre rôle, c’est de leur offrir une vision globale, d’analyser les grandes tendances économiques pour les aider à anticiper les difficultés et les retournements. En somme, à mieux piloter dans l’incertitude.

Damien Charrier. Le mot-clé, c’est l’anticipation. Trop souvent, les entreprises qui rencontrent des difficultés n’ont pas anticipé. Il faut établir suffisamment tôt des projections de trésorerie et d’exploitation ; les deux, car elles peuvent diverger. L’expert-comptable aide à objectiver la situation, à poser les chiffres et à éclairer les décisions avec lucidité.

LIRE AUSSI : 🔴 Revivez notre live à l’AG de l’Ordre des experts-comptables de Bretagne. François Lambert : « C’est à nous de réinventer notre métier, de créer de nouvelles offres, d’explorer de nouvelles missions »

Quels seront, selon vous, les principaux points de vigilance pour les chefs d’entreprise en 2026 ?

Damien Charrier. C’est difficile à dire car, à ce jour, nous n’avons pas encore de gouvernement ni de projet de loi de finances. Et sans cadre fiscal, il est complexe de prendre des décisions. On observe déjà un coup de frein sur l’embauche et sur l’investissement. Il faut donc que la situation se stabilise rapidement pour redonner de la visibilité aux entreprises.

François Lambert. Dans ce contexte, notre rôle est aussi d’utiliser la data que nous collectons auprès des entreprises pour leur donner des repères concrets : benchmarks, tendances, projections. Cette donnée, si elle est bien exploitée, devient un outil de prévention et de pilotage.

Justement, la data est devenue un levier majeur. Comment les experts-comptables peuvent-ils en tirer parti ?

Damien Charrier. Nous publions Image PME, un observatoire basé sur les déclarations de TVA des entreprises. Avec 90 % de couverture du tissu des TPE-PME, nous disposons d’une vision très fine de la réalité économique locale. Ces données permettent d’analyser des phénomènes comme la désertification des centres-villes ou les dynamiques sectorielles. C’est un outil précieux pour comprendre et agir.

François Lambert. La data, c’est le nouvel or. Mais elle n’a de valeur que si elle est restituée intelligemment. Notre enjeu est de la transformer en conseils concrets pour les dirigeants, afin de leur permettre de se positionner plus sereinement face aux évolutions de leur marché.

La data, c’est le nouvel or. Mais elle n’a de valeur que si elle est restituée intelligemment. – François Lambert.

Détenteurs de toute cette data, est-ce que les cabinets d’expertise comptable ne vont pas faire l’objet de nouvelles convoitises, attirer de plus en plus d’investisseurs, peut-être d’un nouveau genre ? Et faut-il s’en inquiéter ?

Damien Charrier. La financiarisation ne se limite pas à la France : c’est un mouvement européen, voire mondial. De plus en plus de financiers s’intéressent à l’activité des cabinets d’expertise comptable. Je ne sais pas si c’est le seul facteur, mais c’est en tout cas un signal fort de la résilience économique de nos structures.

Nous avons traversé de multiples crises – depuis le Covid, la crise énergétique, jusqu’aux tensions sur le recrutement – et nous évoluons dans un cycle quasi permanent de réinvention. En tant qu’experts-comptables de terrain, nous continuons à accompagner nos entreprises au quotidien. Et effectivement, ces évolutions attirent de nouveaux acteurs, notamment des investisseurs financiers, qui voient dans les cabinets une activité stable et stratégique.

Le point de vigilance principal, c’est que, en tant qu’instances régionales et nationales, nous resterons attentifs à ce que ces évolutions ne dénaturent pas la relation avec nos clients et que nous conservions les standards de qualité de la profession, notamment en matière de formation et de bonnes pratiques. Ces éléments constituent le socle de notre métier au quotidien. Nous restons donc vigilants, mais il n’existe aucun signal d’alerte à ce stade.

François Lambert. Je perçois deux façons dont ces fonds peuvent interagir avec notre profession. La première est purement spéculative : l’investisseur cherche à réaliser un placement, en tirer une plus-value à terme et maximiser ses gains. La seconde approche, que je vois émerger de plus en plus, consiste à accompagner les regroupements de cabinets pour renforcer la résilience de notre profession. Ces acteurs soutiennent les associés dans le rachat de leurs branches d’activité, non pas dans un but spéculatif ou de capitalisation, mais pour permettre aux cabinets de se transformer, de se renforcer et d’assurer leur pérennité.

Notre vigilance reste toutefois essentielle : il faut préserver l’indépendance de la profession. La déontologie impose d’ailleurs que les experts-comptables conservent la majorité des droits de vote dans leur cabinet, c’est une garantie fondamentale.

LIRE AUSSI : PORTRAIT. Amandine Miel, des ailes à l’expertise-comptable : itinéraire d’une reconversion étonnante

Pour attirer de nouvelles compétences et continuer à faire évoluer nos cabinets, il faut savoir se regrouper, collaborer, mutualiser, d’une manière ou d’une autre. – Damien Charrier.

À l’heure où le statut d’indépendant et la souplesse qu’il offre a le vent en poupe, la concentration des cabinets est-elle le bon levier pour attirer les jeunes talents ?

Damien Charrier. J’ai une conviction profonde – et je le répète souvent lors des assemblées générales : il n’existe pas une seule voie pour réussir dans l’expertise comptable. Certains exercent seuls et construisent de très belles réussites entrepreneuriales, avec ou sans salariés. D’autres choisissent de s’associer, de créer des structures intermédiaires ou d’intégrer de grandes organisations.

Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas de modèle unique, mais une diversité de parcours. En revanche, il faut distinguer le fait d’exercer seul du fait d’être isolé : c’est là toute la nuance. Pour attirer de nouvelles compétences, notamment en data, digital ou accompagnement stratégique, et continuer à faire évoluer nos cabinets, il faut savoir se regrouper, collaborer, mutualiser, d’une manière ou d’une autre.

François Lambert. Je partage cette vision. On peut être hyper spécialisé, ou au contraire, pluridisciplinaire. Mais pour la majorité des cabinets, la taille critique et le maillage de compétences seront des facteurs-clés de succès à l’avenir.

François Lambert, quel message souhaitez-vous adresser aux experts-comptables et à leurs collaborateurs en Bretagne ?

François Lambert. Il faut garder confiance. Notre profession a déjà traversé de nombreuses mutations technologiques, et celle que nous vivons aujourd’hui, avec la facture électronique et la digitalisation, est une nouvelle étape. C’est à nous de réinventer notre métier, de créer de nouvelles offres, d’explorer de nouvelles missions.
Notre profession a du sens. C’est ce sens qui fera notre force demain.