Quels sont les enjeux du choix du régime matrimonial pour un dirigeant ?
Philippe Kerrand. Le régime matrimonial détermine la composition et les pouvoirs de gestion sur les biens au sein du couple marié. Il détermine également l’exposition du patrimoine vis-à-vis des créanciers. Le choix du régime matrimonial a donc un impact déterminant, à la fois :
- Sur la problématique (protection du conjoint/protection de l’entreprise en cas de séparation) ;
- Sur celle de la gestion des risques/accès au crédit ;
- Sur la nécessaire protection du patrimoine familial ;
- Sur la question de la transmission de l’entreprise.
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Et pour les couples réfractaires au mariage ?
P. K. Napoléon disait : « Les concubins ignorent la loi, la loi les ignore. » Les concubins sont donc traités comme deux personnes étrangères. Le Pacte civil de solidarité (Pacs) est venu leur donner un statut légal, articulé entre deux statuts : celui de la séparation de biens (par défaut) et celui de l’indivision (sur option). Il améliore la situation des partenaires mais est très peu protecteur en cas de décès, surtout en présence d’enfant(s), a fortiori s’il s’agit d’une famille recomposée.
Revenons aux époux mariés. Quel est le régime applicable à défaut de contrat de mariage ?
P. K. C’est celui de la communauté de biens réduite aux acquêts. Dans ce régime cohabitent trois masses de biens :
– Les biens propres de chaque époux, composée des biens (et des dettes !) détenus avant le mariage et de ceux « hérités » au sens large du terme (donation, succession, legs, assurance-vie,…).
– Les biens communs, composés des biens acquis ou économisés pendant le mariage, ainsi que des revenus des biens propres des époux.
Dans ce régime, et sauf exception (notamment pour la résidence principale) chaque époux gère seul ses biens propres alors que, pour les biens communs, c’est le principe de la gestion à deux qui s’impose.
Réciproquement, chaque époux reste seul tenu de ses dettes propres sur son patrimoine personnel et ses revenus. S’agissant des dettes nées après le mariage, c’est l’ensemble du patrimoine commun qui forme le gage des créanciers. Pour un prêt ou un cautionnement, la loi exige l’accord des deux époux pour engager les biens communs, mais les banquiers sont parfaitement au courant de cette subtilité et exigent systématiquement la signature du conjoint qui, du coup, engage également la totalité de ses biens propres. Tout le patrimoine du couple se trouve ainsi exposé aux créanciers !
On le voit, le régime de communauté présente donc des dangers pour le patrimoine familial. Les époux mariés sans contrat peuvent -ils néanmoins se protéger ?
P. K. La loi n°2022-172 du 14 février 2022 a créé un statut pour les entrepreneurs individuels visant à protéger leur patrimoine personnel, lequel devient insaisissable par les créanciers professionnels. Cette loi, séduisante dans son principe, se heurte toutefois à des problématiques de délimitation entre patrimoine privé et patrimoine professionnel, surtout quand l’entreprise est exploitée dans le même bâtiment que la résidence principale. De plus, le créancier exigera souvent de l’entrepreneur qu’il renonce à ce dispositif protecteur, s’il veut avoir accès au crédit.
La création d’une société de capitaux – de type Société à responsabilité limitée (Sarl) ou Société par actions simplifiée (SAS) – permet également de mieux cloisonner les patrimoines professionnel/personnel. Elle n’exclut cependant pas totalement que le dirigeant soit tenu sur ses biens personnels s’il a confondu le patrimoine sociétaire et le patrimoine personnel, confusion de nature à étendre une procédure de redressement judiciaire à son patrimoine privé. De même s’il a commis des fautes de gestion, il peut être condamné à titre personnel à indemniser la société en faillite. Enfin et surtout, il est tenu de toutes les dettes de la société pour lesquelles il s’est porté caution à titre personnel.
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Un contrat de séparation de biens s’impose-t ’il alors ?
P. K. Il est en effet souvent préconisé pour dissocier le patrimoine du couple et mettre à l’abri le patrimoine de son conjoint en cas de mauvaises affaires. S’il est quasi impossible d’opposer un refus au banquier qui sollicite l’accord du conjoint pour souscrire un prêt lorsque l’on est marié sous le régime communauté, cela devient tout à fait possible et est même recommandé lorsque l’on est marié sous le régime de la séparation.
Le contrat de séparation de biens n’est cependant pas sans danger dans un couple où il existe une forte disparité de revenus, ou si l’un des époux cesse (temporairement ou non) de travailler. Les notaires ont tous été, à un moment ou à un autre de leur carrière, confrontés au cas dramatique du conjoint (souvent l’épouse) qui travaille dans l’entreprise familiale appartenant à l’autre, sans statut particulier et qui, après de nombreuses années de bons et loyaux services tant à la maison qu’au sein de l’entreprise, est confronté(e) à une demande en divorce dont il (en l’occurrence, elle…) sort sans aucune ressource ni aucun patrimoine, toute la capitalisation s’étant opérée sur la seule tête du chef d’entreprise.
N’y a-t-il pas moyen de concilier protection du patrimoine et protection du conjoint ?
P. K. C’est l’objet du contrat de participation aux acquêts. C’est un régime hybride, qui fonctionne pendant tout le temps du mariage comme une séparation de biens mais qui, à sa dissolution (que ce soit par divorce ou par décès), fait l’objet d’un traitement comptable qui le rapproche des effets d’un régime de communauté.
Schématiquement, il suppose que soit procédé à un inventaire du patrimoine de chaque époux au jour du mariage et un autre inventaire lors de la dissolution du régime. Celui (ou ses héritiers, en cas de décès) qui a vu la valeur de son patrimoine le plus progresser doit reverser à l’autre la moitié de cet excédent pour rétablir un égal enrichissement entre les deux époux durant le mariage.
Ce régime permet donc de concilier une protection à l’égard des créanciers durant son fonctionnement et, a posteriori, une égalité entre les époux.
La participation aux acquêts est donc le régime idéal pour le dirigeant ?
P. K. Pas forcément. Il n’est pas systématiquement préconisé car complexe à comprendre et à mettre en œuvre. Un contrat de séparation de bien est souvent préféré car plus simple à appréhender. À titre d’exemple, ce dernier peut être rédigé sur deux ou trois pages, quand il faut au minimum une quinzaine de pages de dispositions techniques pour détailler un contrat de participation aux acquêts.
De plus, le recours à ce régime peut s’avérer désastreux en cas de divorce du dirigeant. L’entreprise peut en effet représenter une valeur patrimoniale importante et le versement d’une créance de participation représentant la moitié de sa valeur pourrait contraindre le chef d’entreprise à la vendre pour honorer sa dette envers son ex-conjoint.
Pour parer à cette éventualité, la pratique a développé des clauses protectrices, telles que l’exclusion des biens professionnels ou le plafonnement de la créance de participation aux biens non professionnels. Celles-ci sont d’un maniement complexe et ont pu voir leurs effets récemment neutralisés par la jurisprudence, au grand désarroi du chef d’entreprise. La loi du 18 janvier 2024 qui a modifié l’article 265 du Code Civil, a normalement mis un terme à cet aléa… en attendant l’interprétation qui en sera faite par les tribunaux.
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Existe-t-il d’autres régimes matrimoniaux possibles ?
P. K. Oui, il est possible de citer La communauté universelle, souvent assortie de clauses permettant d’attribuer tout ou partie des biens communs au conjoint survivant. Ce régime est déconseillé pour le dirigeant, tout du moins lorsqu’il est encore en exercice, car il suppose de tout mettre en commun : les biens, mais aussi les dettes… La séparation de biens, assortie d’une société d’acquêts (à ne pas confondre avec la participation aux acquêts évoquée plus haut). C’est, là aussi, un contrat hybride qui mixe une séparation de biens et une société d’acquêts, sorte de mini-communauté dont on définit soi-même les contours. La séparation de biens permet de protéger le patrimoine personnel des créanciers, là où la société d’acquêts permet d’optimiser la protection du conjoint en cas de décès. Il appartient alors aux époux d’arbitrer entre ces deux préoccupations, parfois antagonistes, pour positionner le curseur où ils le souhaitent dans la composition de ces deux masses de bien.
À noter que chaque contrat peut être corrigé et/ou complété de clauses particulières pour correspondre parfaitement aux besoins du dirigeant et de son conjoint. Je pense notamment à des avantages matrimoniaux visant, en cas de décès, à améliorer la protection du conjoint survivant : clauses de préciput ou d’attribution de communauté.
Tout cela est complexe… Si le dirigeant regrette son choix initial, peut-il changer son régime matrimonial ?
P. K. Oui tout à fait, mais le coût de la procédure de changement de régime matrimonial est plus élevé que pour un simple contrat de mariage. Même si elle ne requiert plus, comme par le passé, une homologation judiciaire (sauf opposition d’un créancier ou d’un enfant), il convient (sauf exception) de procéder à une liquidation du régime abandonné pour déterminer les droits de chacun des époux dans le patrimoine du couple, afin de les éclairer sur les enjeux patrimoniaux du régime abandonné versus celui choisi. Il vaut donc mieux effectuer le bon choix avant de se marier.
À noter cependant que la situation du dirigeant, de son conjoint, et de leur patrimoine peut évoluer dans le temps : les priorités du moment ne sont pas forcément celles du lendemain. Tel est notamment le cas lorsque le dirigeant prend sa retraite et cède son entreprise. Il est alors fréquent de procéder à un changement de régime matrimonial et de glisser d’un régime plutôt séparatiste (pour protéger le patrimoine vis à vis des créanciers) vers un régime communautaire (pour faciliter la transmission de ce même patrimoine aux enfants).
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