La veille de l’entretien, Hugues Meili a consacré sa journée à des activités « institutionnelles ». Au programme : l’inauguration de l’European Cyber Week au Couvent des Jacobins à Rennes et celle de la Cyberplace à Via Silva, dans le cadre de ses fonctions de président de Bretagne Développement Innovation.
Hugues Meili. Ce sont des journées denses, après lesquelles je réfléchis à la notion de productivité. Une réflexion nécessaire, non pas dans une optique stakhanoviste, mais pour rester connecté, avec lucidité, à la réalité de l’entreprise et que le lien avec elle ne devienne pas sporadique. Déléguer sans contrôler revient à abandonner. Les équipes le perçoivent rapidement, tout comme les parties prenantes et, parfois, les clients eux-mêmes. Une question finit par émerger : le dirigeant reste-t-il vraiment le visage de l’entreprise ? Le contrôle doit être compris dans un sens proactif, et non coercitif : maintenir l’échange, coconstruire.
LIRE AUSSI : GRAND FORMAT. Une vision augmentée avec Artefacto
L’incarnation d’une entreprise est-elle indispensable ?
HM. L’incarnation est cruciale, surtout pour les fondateurs, car ils portent l’humanité et les valeurs de l’organisation. C’est encore plus vrai pour les entreprises de services. Dans nos sociétés latines, la relation humaine est primordiale : on se sert la main, on échange, on établit un contact direct. Dans les entreprises qui vendent des produits, c’est souvent la marque ou la matérialité de ces produits qui assurent cette incarnation. Mais lorsque le dirigeant anticipe les tendances et donne des valeurs à son entreprise, il doit se mettre en avant. Prenons l’exemple d’Emmanuel Faber, qui a redonné un visage à Danone en incarnant sa politique Responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Il a conduit l’entreprise vers le statut d’entreprise à mission. De même, Jean-Pascal Tricoire, à la tête de Schneider Electric pendant quinze ans, s’est illustré par des engagements en faveur de la parité et de l’accompagnement des pays en développement.
« Je reçois en moyenne deux dossiers par jour de la part de banquiers d’affaires. Rien de transcendant jusque-là, c’est souvent le fond de cuve. »
Chez Niji, vous avez fait évoluer la gouvernance récemment.
HM. Je déteste l’acronyme PDG, car il reste associé dans l’imaginaire collectif à un capitalisme abusif et dépassé. Il symbolise un modèle d’entreprise qui tend à disparaître : celui de la société anonyme avec conseil d’administration, autrefois synonyme de l’autorité écrasante d’un « patron » souvent éloigné du reste du monde. Mais ce modèle a progressivement laissé place à des structures plus souples, comme la Société par actions simplifiées (SAS) ou celles avec directoire et conseil de surveillance.
Lors de la création de Niji en 2001, je savais que nous travaillerions majoritairement avec de grands groupes, notamment parapublics, particulièrement exigeants sur le sérieux et la transparence des fournisseurs. Pour répondre à ces attentes, il était indispensable de bâtir une organisation et une structure juridique irréprochables. En 2014, j’ai décidé de nommer Jérémie Manigne au poste de directeur général délégué. Il ne s’est pas contenté d’être un numéro 2 : il est rapidement devenu un véritable numéro 1 bis. Pendant neuf ans, nous avons construit une coopération d’une grande efficacité, permettant de faire évoluer la structure juridique de l’entreprise. Fin 2023, Jérémie Manigne est devenu directeur général. Ce changement n’a pas bouleversé notre façon de travailler ensemble, mais il me pousse néanmoins à réinventer mon rôle et mon quotidien. Comme j’aime à le dire : je reste le faîtage et Jérémie est la charpente.
Quelle stratégie de diversification menez-vous ?
HM. Pour rester en tête du peloton, il faut s’engager dans une réinvention constante. Cela passe par une remise en question permanente de la proposition de valeur, mais aussi par une approche d’intrapreneuriat renouvelé. Cela s’incarne dans des initiatives ciblées autour des grandes thématiques qui façonnent l’évolution du numérique, menées en mode « speed boat », « new business nursery » ou encore « bootstrapping ». La cybersécurité est un bon exemple de cette démarche. Nous avions pris un peu de retard sur ce sujet, car il exige une expertise extrêmement pointue et impose une posture bien spécifique. Dans cet univers fortement marqué par l’influence du monde militaire, certaines figures de style sont incontournables. Pour y répondre, nous avons dû recruter des talents externes. C’est ainsi qu’est née Imineti, une filiale dont le nom signifie « confiance » dans un dialecte indien. La même approche a été appliquée à d’autres enjeux stratégiques comme la data et l’intelligence artificielle pour lesquels les compétences étaient déjà présentes au sein de nos équipes.
ET AUSSI : GRAND FORMAT. Les gardiens de la galaxie éco
Vous mettez aussi l’accent sur l’industrie ; pouvez-vous nous en dire plus ?
HM. L’industrie (plasturgie, mécatronique, mécanique, etc.) représente aujourd’hui près d’un quart de notre activité. Nous nous positionnons comme des compagnons de route pour les industriels dans leur transition du matériel au service. Historiquement, le numérique s’est d’abord développé dans des entreprises orientées services, qui intègrent parfois des activités industrielles en leur sein. Mais l’industrie elle-même a amorcé une révolution avec l’émergence des objets connectés et la dynamique de l’ »industrie du futur ».
Chez Niji, nous n’avons pas sanctuarisé ce développement vers l’industrie dans une filiale, car les compétences nécessaires sont alignées sur notre cœur de métier. Nous avons plutôt concentré nos efforts sur le développement commercial, ce qui a exigé d’apprendre à parler le langage des industriels et à comprendre leurs cycles spécifiques. Niji, entreprise d’ingénieurs à l’origine, a dû redoubler de créativité pour devenir également une entreprise tournée vers le marketing. Aujourd’hui, avec cet accent particulier sur l’industrie, nous opérons une sorte de retour aux sources. Néanmoins, le développement de cette activité est freiné par le contexte économique actuel. De nombreuses industries souffrent, et nous percevons une certaine paralysie chez nos prospects : les projets numériques sont reportés, voire annulés, ce qui, à mon sens, constitue une erreur stratégique.
Concrètement, que proposez-vous aux industriels ?
HM. Notre offre répond à un enjeu central : la transition de l’économie de la possession, où le client assume le coût total, fusse à crédit, à une économie de l’usage, basée sur l’abonnement. Le numérique joue ici un rôle clé. Prenons l’exemple de l’automobile : nous passons de la possession d’une voiture à un service de mobilité. Cette transformation repose sur l’intégration du numérique dans les objets pour collecter des données en temps réel, mieux comprendre l’utilisateur et adapter les services. Ces données sont accessibles via des applications, souvent sur smartphone, et les tableaux de bord des voitures modernes ressemblent à des smartphones géants.
Vous avez une implantation à Singapour, pourquoi ?
HM. Dans nos métiers, l’international n’est pas de l’export : notre proposition de valeur n’a pas de matérialité qui permettrait de mettre un produit dans un carton. Notre offre doit être portée localement, en respectant les spécificités culturelles, économiques et réglementaires du pays. Il fallait choisir un pays pour concentrer nos efforts sur un marché unique. En 2019, nous avons choisi Singapour pour accélérer sur le secteur industriel. Notre implantation a démarré dans des conditions difficiles, à la veille de la pandémie de Covid-19. Notre premier collaborateur sur place a passé près de deux ans confiné dans son appartement en raison des restrictions sanitaires. Malgré ce départ compliqué, l’équipe s’est progressivement étoffée et compte aujourd’hui une quinzaine de personnes. Nous pensions initialement que cette présence en Asie du Sud-Est nous permettrait d’attirer des clients industriels français opérant dans la région. Mais, ce sont des clients locaux qui ont fait appel à nous, principalement des entreprises malaisiennes et philippines, issues de secteurs comme la banque et le divertissement. D’un point de vue quantitatif, cette activité reste encore marginale.
« Nous nous positionnons comme des compagnons de route pour les industriels dans leur transition du matériel au service. »
Et votre présence au Maroc ?
HM. De nombreux grands groupes français exigent désormais de leurs fournisseurs une capacité d’externalisation nearshore, recourant à des prestataires dans des pays voisins à faible coût de main-d’œuvre. J’y avais toujours résisté, privilégiant un développement durable en France. La période post-Covid a changé les attentes des clients, qui y voient une garantie de continuité face aux tensions sur le marché de l’emploi en France. Au Maroc, nous avons pris le contrôle d’Altados à Casablanca, tout en laissant une part significative du capital aux fondateurs. Casablanca, capitale économique du pays, nous permet de travailler avec des clients locaux, mais aussi avec des filiales de groupes français et européens qui délocalisent de plus en plus leurs activités digitales dans la région. L’ambition à long terme est de faire du Maroc un hub pour l’Afrique, d’autant que le pays investit massivement pour devenir un leader du continent. Le récent réchauffement des relations diplomatiques avec le Maroc est une excellente nouvelle.
ET AUSSI : GRAND FORMAT. Groupe Vidéal : l’inclusion avant l’heure
À quoi ressemblera Niji en 2030 ?
HM. 2030 est très lointain, même trois ans constituent déjà un horizon éloigné. Nous continuerons à nous réinventer, en restant attentifs aux opportunités d’accélération dans des secteurs spécifiques. C’est l’observation des besoins du quotidien qui orientera nos choix. De nouvelles implantations sont également envisagées. Nous n’avons jamais engagé de croissance externe, mais ce n’est pas un principe immuable. Jusqu’à présent, nous n’avons pas considéré cela comme une priorité stratégique. Pourtant, nous sommes régulièrement sollicités : je reçois actuellement en moyenne deux dossiers par jour de la part de banquiers d’affaires. Mais rien de transcendant jusque-là, c’est souvent le fond de cuve. Cela dit, j’ai identifié personnellement quelques entreprises qui pourraient m’intéresser. Ce n’est pas à moi de décider si elles sont à céder. Il faut savoir laisser le fruit tomber de l’arbre.
Bonus
Où avez-vous grandi ? En Alsace. Mais la Bretagne est devenue ma région d’adoption. Comme on dit, on ne naît pas Breton, on le devient par choix.
Un lieux ? Marie-Galante, une île que j’ai découverte en 1992 et qui m’a profondément marqué. J’aime les îles. En arrivant en Bretagne, j’ai posé mes valises à Belle-Île-en-Mer. Ces deux îles partagent beaucoup de similitudes, notamment ce lien entre le monde agricole et le monde marin, une belle convergence entre le vert et le bleu.
Un plat ? La choucroute de maman, le court-bouillon de poisson de Marie-Galante et le gigot d’agneau de 7 heures de Belle-Île-en-Mer.