Vous êtes arrivé en 2021, vous repartez cet été. Que retenez-vous de votre passage à Rennes ?
Frédéric Benet-Chambellan. Mon passage aura été assez court. À mon arrivée, j’ai été frappé par l’ampleur du ressort, le plus vaste de métropole. C’est la plus belle cour de France, de par sa composition, la multiplicité de ses compétences et le sens du collectif inscrit dans les gènes de la Bretagne. Les parquets du ressort ont un niveau de performance élevé en termes de réactivité, de fiabilité, de clarté de la politique pénale. En revanche, les juridictions connaissaient des difficultés importantes de ressources humaines, spécialement dans les parquets. Les parquets de Brest et Nantes étaient en difficulté plus grande que les autres ; depuis, les choses ont évolué.
Quelles ont été vos priorités ?
F. B-C. J’ai confirmé mes intuitions sur les problèmes liés aux stupéfiants et aux violences conjugales. S’agissant des violences conjugales, au-delà, de la sévérité de la politique pénale à laquelle je suis très attentif, je me suis occupé des procédures de retex, une procédure de débriefing, dans le cadre d’homicides conjugaux, entre les acteurs qui ont eu à connaître la famille. L’objectif est de pouvoir identifier si tout ce qui aurait pu être mis en place, l’a été. Nous transmettons ensuite nos compte rendus au ministère. Sur le ressort, en cours ou achevé, il y en a une huitaine. En matière de stupéfiants , le fait marquant, c’est la création en octobre 2023 de l’instance de coordination de l’arc atlantique entre Bordeaux et Rennes, qui met en place une coopération judiciaire, depuis le Mont Saint-Michel jusqu’à la frontière espagnole, pour lutter contre l’importation de stupéfiants, par les ports de commerce ou de plaisance. Nous savons que des touristes ou des passagers de bateaux de croisière transportent des ballots de drogue. Nous avons un énorme problème de cocaïne, essentiellement de l’Amérique du Sud vers l’Europe. Dans le sens inverse, du haschich part de l’Europe ou de l’Afrique du Nord vers l’Amérique du Sud. Là-bas, la cocaïne ne vaut rien, mais le haschich est très cher. Il y a une espèce de troc abominable. Les projets immobiliers du ressort m’ont également occupé, avec une masse d’affaires gigantesque. À Rennes, la rénovation et l’extension du Palais de Justice sont prévues, mais des discussions avec la mairie ont toujours lieu. À Nantes, une grande extension est en cours. À Saint-Brieuc, un projet de cité judiciaire a été validé par le garde des Sceaux. À Brest, une importante extension est prévue. À Lorient, une extension sur plusieurs étages pour le tribunal est en projet.
En 2023, les cours criminelles départementales (CCD) ont été généralisées. Quel bilan en faites-vous ?
F. B-C. La CCD n’a pas encore atteint son plein potentiel. Simplifier et accélérer la procédure est essentiel pour répondre aux attentes des justiciables. Il faut maintenir la procédure orale, fondamentale dans les procès criminels, mais éliminer ce qui est bien connu des magistrats, comme les explications techniques. Cet équilibre est complexe à trouver.
D’après un rapport d’inspection des ministères de l’intérieur et de la justice, 2,7 millions de plaintes non traitées attendent dans les commissariats. Quelle est la situation dans la région ?
F.B-C. Les stocks de plaintes non traitées restent un grave problème, créant une insatisfaction générale. Sur le ressort, on est dans la moyenne. La complexité de la procédure pénale et le manque de reconnaissance des enquêteurs aggravent la situation. Les procureurs demandent une simplification de la procédure pénale et une réforme du régime des nullités de procédure.
La première comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) en appel a eu lieu en janvier 2023. Comment cette procédure se développe-t-elle ?
F.B-C. La justice négociée en appel peine à se développer, malgré un bon fonctionnement en première instance. La difficulté réside dans le suivi des dossiers et la disponibilité des justiciables. Beaucoup de prévenus ayant fait appel ne sont pas joignables, changent d’adresse ou ne contactent plus leurs avocats. Les tentatives de CRPC en appel sont donc souvent entravées par ces problèmes pratiques.
Allez-vous conserver votre présidence de l’Agrasc ?
F.B-C. Je rentrerai de Polynésie en novembre pour le prochain conseil d’administration, mais après, cela me semble difficile de continuer à tenir ce rôle.
De l’Ille aux îles
Il aurait pu prétendre au poste de procureur général de la cour d’appel de Versailles mais c’est à Tahiti que Frédéric Benet-Chambellan posera ses bagages dès le mois d’août, où il succède à Thomas Pison qui rejoint la cour de cassation, en qualité d’avocat général. Plus habitué à voir arriver de jeunes magistrats, l’archipel polynésien hérite d’un chef de cour entré dans la magistrature en 1988, une statue vivante de la loi en somme.
À Papeete, le magistrat sera loin de goûter à une douce préretraite les pieds dans l’eau. Dans cette petite juridiction, très fragmentée, le terrain est explosif. L’inspection générale de la justice y a réalisé quatre inspections en trois ans. La dernière date du mois de juin. Nos confrères du Monde ont révélé une « guerre sourde » entre magistrats du parquet et du siège. « Je ne connaissais pas la situation avant de candidater au poste. Je recherchais surtout un nouveau défi. »
Le destin polynésien de Frédéric Benet-Chambellan s’explique surtout par un glorieux passé familial. Son arrière-grand-père, Maxime Destremau, est un officier supérieur de marine français qui s’est illustré lors de la bataille de Papeete en septembre 1914, au début de la Première Guerre mondiale. Commandant la canonnière Zélée basée à Tahiti, il organise la défense de Papeete face à l’attaque de deux croiseurs allemands. Malgré l’infériorité de ses forces, il repousse l’assaut ennemi, sauvant la ville d’une occupation. Dénoncé pour insubordination, il est rapatrié en métropole et meurt un an plus tard « accablé par la manière dont il a été traité ». Son action héroïque, reconnue à titre posthume, fait de lui une figure marquante de l’histoire tahitienne.