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Quels recours pour les commerçants impactés par les attroupements lors des manifestations ?

« Commerces vandalisés » ou encore « enseignes pillées », tels sont les titres que l’on retrouve parfois à la une de nos journaux lorsque des débordements liés aux manifestations viennent impacter les commerces.
À titre d’exemple, France Bleu rapportait qu’une vingtaine de commerces avaient été pris pour cible dans le centre-ville de Rennes (article publié le 17 avril 2023). Alors, en cas de dommages, quelles solutions pour les commerçants ?

Me Pequignot et Me Coirier, avocats au barreau de Rennes

Quels recours pour les commerçants impactés par les attroupements lors des manifestations ?
Il est tout à fait possible d’engager la responsabilité de l’État et cela sur la base de trois régimes de responsabilité : la responsabilité sans faute (1), pour faute (2) et pour rupture d’égalité devant les charges publiques (3).

1-Engager la responsabilité sans faute de l’État

Il est tout d’abord possible d’engager la responsabilité sans faute de l’État à raison des dommages résultant d’attroupements et rassemblements.

Ce premier régime de responsabilité se fonde sur l’article L.211-10 du Code de la sécurité intérieure (CSI) qui indique que : « L’État est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens ».
Ici, la responsabilité collective est assumée par l’État.

Néanmoins, ce régime de responsabilité ne peut être engagé que dans le respect de certaines conditions :
-Un dommage commis par un attroupement ou un rassemblement ;
-La commission d’un crime ou d’un délit ;
-L’usage de la force ouverte ou de la violence ;
-Un préjudice direct et certain.

La condition qui pose le plus de difficulté est celle de l’origine des dommages (1) qu’il convient de préciser.

  • Principe : une action collective et spontanée.

En effet, ce régime de responsabilité ne peut être invoqué que si les actions en cause sont collectives et spontanées.
Ainsi, les dommages causés par des individus agissant de manière organisée et délibérée ne constituent pas des attroupements ou rassemblements et n’entrainent donc pas d’indemnisation (Tribunal des conflits, 15 janvier 1990, Chamboulive et autre c/Commune de Vallecalle, n° 02607).

Pour autant, force est de constater que le caractère organisé et délibéré d’une action ne suffit plus à écarter la responsabilité de l’État sur le fondement de l’article L.211-10 du Code de la sécurité intérieure, s’il existe un lien avec la manifestation.

  • Évolution : un lien avec la manifestation.

À présent, établir ce lien est effectivement déterminant (CE, 7 décembre 2017, Commune de Saint-Lô, n°400801) : le lien est rompu si les auteurs des dégradations se sont organisés uniquement pour commettre des délits.
À ce titre, les juges du fond effectuent une appréciation souveraine des faits pour déterminer l’existence ou non d’une action préméditée organisée par un groupe structuré (CE, 30 décembre 2016, n°389838).

Par ailleurs, cette évolution s’étend aux dégradations résultant d’un acte organisé si elles s’inscrivent dans le prolongement d’une manifestation (CAA Toulouse, 17 janvier 2023, n°21TL01451).

S’agissant des dommages, ils doivent résulter de manière directe et certaine des délits ou crimes commis par des rassemblements ou attroupements précisément identifiés (CAA Paris, 21 mars 2023, n°21PA00078).

Lorsque ces conditions sont réunies, il est possible d’être indemnisé de toute sorte de préjudices, entre autres :
-Préjudices matériels ou corporels liés aux manifestations ;
-Préjudices commerciaux tels que accroissements des dépenses d’exploitation ou pertes de recettes (CE, 6 avril 1990, n°112497).

Par conséquent, l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure permet aux victimes, qu’il s’agisse d’une personne privée, d’une société ou d’une commune, d’obtenir l’indemnisation de son entier préjudice.

> Faute de pouvoir réunir ces conditions, deux autres régimes de responsabilité peuvent toutefois être invoqués.

2-Engager la responsabilité pour faute de l’État

Une telle action suppose l’existence d’une carence des pouvoirs de police et donc d’une « faute lourde » c’est-à-dire d’une faute d’une particulière gravité (CAA Nantes, 5 juillet 2013, n° 11NT03064).

En outre, la faute lourde est notamment caractérisée si l’État s’est abstenu de faire usage de ses pouvoirs de police, alors même que leur emploi n’était pas de nature à créer un risque sérieux de troubles graves à l’ordre public (CAA Douai, 6 novembre 2014, n°13DA00411 ; ou a contrario, CAA Lyon, 6 juin 2013, n° 12LY01250).

Ce régime de responsabilité est, du fait de ces conditions, le plus complexe à mettre en œuvre.

3-Engager la responsabilité de l’État pour rupture d’égalité devant les charges publiques

Si l’État a décidé de ne pas faire usage de la force publique afin d’éviter un trouble encore plus important à l’ordre public, la victime pourra fonder son action sur la responsabilité de l’administration pour rupture d’égalité devant les charges publiques (CAA Nantes, 11 janvier 2013, n° 11NT02106).

Ce fondement de responsabilité suppose cette fois que la victime justifie que son préjudice soit « anormal », donc d’une particulière gravité, et « spécial », ce qui signifie qu’il ne doit atteindre que certains membres de la collectivité.

Autrement dit, si le préjudice est modéré ou s’il concerne un groupe important de victimes, alors la responsabilité de l’État ne sera pas retenue (CAA Nantes, 15 décembre 2015, n°14NT1609).

Naturellement, lorsque les auteurs des dégradations ont pu être clairement identifiés, il est possible de rechercher leur responsabilité civile ou pénale.

***

Face aux perturbations provoquées par les dernières manifestations, où bien que l’État ait parfois déployé un important dispositif de sécurité, les commerçants ont été fortement impactés, l’engagement de la responsabilité sans faute de l’État à raison des dommages résultant d’attroupements et rassemblements.
Jurisprudences récentes ayant engagé la responsabilité de l’État en raison de dommages causés par des attroupements ou rassemblements liés à des manifestations :
>CAA Paris, 21 mars 2023, n°21PA00078 ;
>CAA Douai, 9 mars 2023, n°21DA02613 ;
>CAA Toulouse, 7 mars 2023, n°21TL03780.

(1) Réponse du ministère de l’Économie et des finances à la question n°3432 publiée au JO le 11 décembre 2018, p.11467

(2) Art. 431-3 du Code pénal : constitue un attroupement tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public.

Par Me Pauline Coirier et Me Laurent Péquignot, avocats au barreau de Rennes.
Remerciements à Mme MIirella Rakotovao, juriste alternante auprès de Me Péquignot pour sa contribution à cet article