« La rue, c’est une certaine liberté » pour le grand Raymond Depardon, appareil photo à la main, toujours, un brin nostalgique lors de la visite de son exposition aux Champs Libres à Rennes. Et quand on circule dans les allées de l’exposition qui lui est consacrée aux Champs Libres, il n’y a pas photo : partout, des regards saisissants fixant l’objectif, des postures marquées… « L’idée c’était de faire des photos sans avoir l’air de faire des photos, il fallait aller vite », évoque l’artiste, en se remémorant, comme si c’était hier, ses passages dans ce pays avec lequel il garde des liens étroits, livrant au passage quelques anecdotes.

Alger, 2019 ©Raymond Depardon / Magnum Photos
L’exposition compte 81 photographies de l’artiste, et est divisée en quatre parcours : Alger, 1961, année pendant laquelle le principe de l’autodétermination de l’Algérie, soumis à référendum en Algérie et en France, est voté par une majorité de Français, ouvrant ainsi la voie à l’indépendance du pays ; Oranie, 1961, pendant les négociations d’Évian, le gouvernement français invite la presse étrangère à un voyage en Oranie, dans l’Ouest algérien. Il s’agit de lui faire visiter un village de regroupement, Magra, dénommé « Village de France », dans le domaine de Oued el-Kheir ; Négociation des accords d’Evian, 1961, les pourparlers entre la France et le Front de libération nationale (FLN) pour mettre fin à la guerre d’Algérie reprennent après le référendum du 8 janvier 1961 sur ordre du général de Gaulle ; Alger et Oran, 2019 : en 2018, Raymond Depardon souhaite éditer les photographies de 1961, en leur adjoignant un point de vue algérien : ce sera celui de l’écrivain Kamel Daoud, rencontré sur les conseils de Claudine Nougaret.
Le tout agrémenté de trois longs textes de Kamel Daoud et d’un film de Claudine Nougaret, Kamel et Raymond, qui revient aussi sur la rencontre entre l’auteur et le photographe.

Villa du Bois d’Avault, Bellevue, canton de Genève, Suisse. Juin 1960. La délégation du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) mène une politique de sensibilisation, en organisant des conférences et rencontres avec la presse étrangère ©Raymond Depardon / Magnum Photos
Des photos « qui n’ont l’air de rien »
Intitulée Son œil dans ma main – Algérie 1961 & 2019, l’exposition retrace l’histoire de l’artiste avec le pays d’Afrique du Nord. Entre le printemps et l’automne de cette année 1961, le jeune reporter Raymond Depardon n’a alors que 19 ans quand l’agence de presse Dalmas l’envoie à plusieurs reprises en Algérie : il est l’un des rares journalistes à accepter de couvrir cette actualité. Période pendant laquelle il saisit, avec son Leica, des regards, des sourires, des scènes de vie, captant ainsi la tension qui monte dans une ville où la présence de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) se fait de plus en plus menaçante. « Ces photos de rues n’ont l’air de rien, mais elles nous racontent plein de choses, raconte-t-il, pensif. Tout cela m’a ouvert à l’autre, à la tolérance et cela m’a obligé à trouver cette place qui est parfois difficile au milieu de gens qui souffrent. » Les photos, elles, racontent beaucoup. « En regardant bien, les visages, les postures, les vêtements et l’arrière-plan elles sont truffées de microdétails », détaille ainsi Yves-Marie Guivarch, chargé de programmation. Au-delà des photos de rues chères à l’artiste, l’Histoire et la politique ont toujours été au centre de sa démarche.
L’Algérie d’aujourd’hui
À côté des photos de l’ »ancienne » Algérie, le parcours présente aussi des clichés d’aujourd’hui. En 2019, alors qu’il souhaite pour la première fois publier ces photographies de 1961, Raymond Depardon réalise un nouveau voyage à Alger. « Nous sommes venus dire bonjour aux gens comme des touristes. La langue française est d’ailleurs un lien entre nos deux territoires », se souvient-il.

Alger, 2019 ©Raymond Depardon / Magnum Photos
Après Alger, il se rend à Oran pour y retrouver l’écrivain Kamel Daoud. De là, naît l’idée d’un livre et d’une exposition réunissant les photos des deux voyages de Depardon et les textes de l’auteur algérien. « Il y a beaucoup de jeunesse et d’espoir à Alger », assure le photographe, exposant même une dernière idée : « J’aimerais beaucoup que ces photos soient exposées aussi en Algérie, c’est leur Histoire aussi, j’aimerais leur en faire don. »

Inscription de l’OAS. Casbah d’Alger. 1961 ©Raymond Depardon / Magnum Photos
Bio express : Raymond Depardon et Kamel Daoud
Photographe et réalisateur Français, Raymond Depardon naît à Villefranche-sur-Saône en 1942. Il devient photoreporter et réalise de nombreux reportages au Tchad, en Éthiopie, en Écosse, en Afghanistan durant l’invasion soviétique, aux États-Unis… En parallèle de son activité de photographe, il commence à réaliser des documentaires dès 1969. Seul ou avec sa compagne Claudine Nougaret, il réalisera plusieurs films traitant de la Justice (Faits divers, Délits flagrants, 10e chambre, instants d’audience…), les institutions psychiatriques (San Clemente, 12 jours), mais aussi au monde rural, auquel ce fils d’agriculteurs n’a jamais cessé de s’intéresser (Profils paysans…). Il est, entre autres, lauréat de plusieurs César, du Prix Louis-Delluc, du Grand Prix National de la Photographie, du Prix Nadar, et a signé la photographie officielle du Président François Hollande en 2012.
Né en 1970 à Mesra, Kamel Daoud est un écrivain et journaliste algérien d’expression française, rédacteur en chef du Quotidien d’Oran à partir de 1994, et également chroniqueur dans différents médias et éditorialiste au journal électronique Algérie-focus. Après un recueil de nouvelles, il écrit son premier roman, Meursault, contre-enquête (2015), qui rencontre un immense succès. En 2019, Kamel Daoud est le premier titulaire de la nouvelle chaire d’écrivain de Sciences Po autour de l’écriture créative. Il reçoit le Prix international de la Laïcité 2020.