On parle de droit à la preuve. Comment le définir en matière de droit du travail, dans les litiges entre employeurs et salariés ?
Paul Delacourt. Tout commence par la charge de la preuve, qui repose en principe sur la partie qui initie la procédure. Mais en contentieux prud’homal, il existe de nombreuses exceptions. Par exemple, dans un licenciement pour faute grave, c’est exclusivement à l’employeur de prouver la réalité et la gravité de la faute. En revanche, pour des cas de harcèlement moral ou sexuel, la preuve est partagée : le salarié doit énoncer des faits précis, et l’employeur doit démontrer que ces faits ne relèvent pas d’un harcèlement.
Rémy Langlois. Dans les litiges sur les heures supplémentaires, le salarié doit présenter des éléments qui laissent à penser qu’il a fait des heures supplémentaires détaillées. Un tableau précisant ses heures travaillées semaine par semaine suffit. Ensuite, il revient à l’employeur, qui a l’obligation légale de contrôler le temps de travail, d’apporter la preuve contraire. En l’absence de preuve suffisante, les juges estiment, de façon souveraine, le volume des heures supplémentaires et leur montant. Si on reprend le vieil adage selon lequel « Sans preuve, le droit n’existe pas », on voit bien là l’importance de la preuve pour que le procès soit juste et équitable pour les parties en présence.
P. Del. En effet, sans droit à la preuve, il n’y a pas de procès équitable. Tout repose sur la capacité à débattre sur des faits établis, avec des preuves solides dans le dossier.
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« L’atteinte aux droits fondamentaux doit être proportionnée au but poursuivi. » – Paul Delacourt, avocat rennais
Quels types de preuves sont le plus souvent acceptées par les conseils de prud’hommes ?
P. Del. Il est de coutume de dire que l’attestation est la « reine des preuves ». Cependant, il est souvent difficile pour l’employeur d’obtenir des témoignages de salariés contre un collègue. Cela laisse des traces dans une organisation. Les salariés hésitent également à témoigner contre leur employeur, par peur des représailles, surtout s’ils restent en poste. Cela donne un poids particulier aux attestations présentes dans un dossier.
R. Lan. Les juges accordent aussi une importance aux éléments matériels comme les entretiens annuels. Mais pour qu’ils soient recevables, il faut qu’ils soient consistants, avec un contenu dense et formalisé. Un échange informel de dix minutes ne suffira pas.
Il y a un an, le droit à la preuve a connu un revirement. Pouvez-vous nous expliquer de quoi s’agit-il ?
P. Del. En Assemblée plénière, la Cour de cassation a rendu un arrêt, le 22 décembre 2023, qui s’aligne sur le droit européen et marque une révolution en consacrant le droit à la preuve. Jusqu’à présent toujours écartées des débats, les preuves illicites ou déloyales – comme des enregistrements clandestins – peuvent désormais être admises, à deux conditions. La production de la preuve doit être indispensable à l’exercice du droit à la preuve, c’est-à-dire qu’il n’existe aucun autre moyen d’établir les faits. L’atteinte aux droits fondamentaux doit être proportionnée au but poursuivi. Deux droits s’entrechoquent, le droit à la preuve et le droit au respect de la vie privée.
R. Lan. Le véritable « garde-fou » de ce revirement de position de la Cour de cassation reste le conseiller prud’homal. C’est à lui que revient la charge d’apporter une valeur et une hiérarchisation des moyens de la preuve qui lui sont présentés.
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Ne risque-t-on pas de créer un climat de paranoïa dans les entreprises avec de telles évolutions ?
P. Del. Je ne crois pas. Si un salarié enregistre son patron à son insu, c’est généralement le signe qu’un conflit est déjà engagé. Ces preuves restent une exception. Mais si on en vient à imposer des “bacs à téléphones” à l’entrée des réunions, cela reflétera une défiance latente dans l’entreprise.
R Lan. Paranoïa, peut-être pas ! Mais c’est sans doute toute la subtilité entre le juridique et ses contraintes et le management en entreprise et son besoin de souplesse.
« Il faut privilégier des pratiques claires et écrites. »- Rémy Langlois, vice-président du conseil des prud’hommes de Rennes.
Pouvez-vous donner des exemples concrets où une preuve illicite ou déloyale pourrait être admise ?
P. Del. J’ai récemment eu un dossier où une salariée a fait un enregistrement audio d’un échange avec son employeur comme preuve. Après avoir licencié une manageuse, le patron a appris qu’elle aurait incité ses anciennes collègues, lors d’un dîner, à quitter l’entreprise. L’employeur a fait pression sur l’une des collaboratrices pour qu’elle rédige un témoignage accusant la manageuse. La scène s’est déroulée derrière des portes closes, dans la soirée et la collaboratrice est repartie en pleurs. Elle a tout enregistré. La manière d’obtenir le témoignage sous pression peut être considérée comme de la subornation de témoin, voire de la séquestration et en toute hypothèse un manquement de l’employeur d’une particulière gravité.
Comment garantir qu’un enregistrement ou une preuve est authentique ?
R. Lan. Les enregistrements doivent être retranscrits par un constat d’huissier.
Quels conseils donneriez-vous aux employeurs pour adopter une démarche probatoire rigoureuse ?
R. Lan. Arrêter le tout oral. Il faut privilégier des pratiques claires et écrites. L’entretien annuel, par exemple, doit être sérieux et détaillé. Les avertissements et sanctions doivent être formalisés, tout en restant proportionnés.
P. Del. La jeune génération a un seuil de tolérance à la pression plus bas que nous ne l’avions ; ce qui, ceci dit, n’est pas une mauvaise chose. Cette tendance, et bien d’autres changements, nécessite donc côté employeur et manageurs des compétences très fines. Une gestion rigoureuse des ressources humaines est essentielle. Par exemple, un simple retard ne justifie pas une lettre d’avertissement. Mais si les retards deviennent répétés, l’employeur doit formaliser ses remarques par écrit. L’équilibre entre le tout oral et le tout écrit est crucial.
Autre élément important, tout courrier de recadrage, et a fortiori d’avertissement, doit toujours passer par le dirigeant ou la direction des ressources humaines. Dans les petites entreprises, le pouvoir disciplinaire reste entre les mains de l’employeur ou du dirigeant. Prenons l’exemple d’une altercation entre deux salariés sur le lieu de travail. Présente lors de l’incident, la manager, en l’absence de la directrice, adresse un e-mail aux employés concernés pour leur demander de mettre un terme à ce comportement. Une semaine plus tard, la directrice, informée de l’altercation, décide de licencier l’un des salariés impliqués. Cependant, cet e-mail de la manager peut être interprété comme un avertissement formel. Dès lors, le licenciement sera jugé abusif, car il constitue une double sanction pour les mêmes faits, ce qui est interdit.
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Un mot de la fin ?
R. Lan. Avec l’essor de l’intelligence artificielle, je m’interroge sur son impact futur sur le droit de la preuve. Pourrait-on voir des preuves falsifiées ?
P. Del. Ou des jurisprudences fictives ?