Couverture du journal du 01/04/2025 Le nouveau magazine

GRAND FORMAT. Groupes Bodemer et Pigeon : 40 ans demain, patrons aujourd’hui

Accéder à la tête d’une grande entreprise exige des décennies d'ascension dans les échelons hiérarchiques. Pour eux, tout a été plus vite. Trentenaires, ils dirigent déjà des entreprises bretonnes générant plusieurs centaines de millions d’euros de chiffre d’affaires. Manon Daher, 39 ans, tout juste distinguée par le classement "Épopée Deloitte les 40"*, et Thibaud Carissimo, 38 ans, directeurs généraux adjoints du groupe Bodemer, ainsi que Thibault Pigeon, 32 ans, directeur général du groupe éponyme, font face à des mutations structurelles dans leurs secteurs respectifs : l’automobile pour les premiers, les travaux publics pour le second. À moins de 40 ans, ils doivent repenser leur stratégie à l’aune de défis sociaux, géopolitiques et environnementaux. Entretien croisé.

Manon Daher et Thibaud Carissimo, directeurs généraux adjoints du groupe Bodemer, Thibault Pigeon, directeur général du groupe éponyme

Manon Daher et Thibaud Carissimo, directeurs généraux adjoints du groupe Bodemer, Thibault Pigeon, directeur général du groupe éponyme © 7Jours/Didier Echelard

Quand vous avez pris la tête de vos entreprises, projetiez-vous des transformations ou l’avez-vous vécu dans une continuité ?

Manon Daher. Le secteur automobile, de toute façon, est en pleine transformation, ne serait-ce que par les évolutions technologiques, les évolutions d’usage ou la pression réglementaire. Il n’y a rien eu à imposer par rapport à un modèle traditionnel. Nous avions le soutien de nos actionnaires qui partageait ce sentiment d’urgence à se réinventer.

Manon Daher, directrice générale adjointe Groupe Bodemer

Manon Daher, directrice générale adjointe Groupe Bodemer © 7Jours/Didier Echelard

Thibault Pigeon. Cela s’est fait naturellement. Nous devions évoluer. Ce n’est pas propre à ma génération. Je représente la quatrième génération de ma famille à la tête de l’entreprise (Manon Daher et Thibaud Carissimo également, ndlr). Les générations précédentes ont su s’adapter aussi. Certes, le climat est peut-être un peu plus mouvementé pour nous, d’un point de vue environnemental, sociétal et autre. Toutes ces thématiques s’imposent à nous, mais pas dans une contrainte insurmontable.

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Groupe Bodemer

Siège social : Saint-Brieuc (22)

Chiffre d’affaires : 1 milliard d’euros

Effectif : 1 850 collaborateurs

Date de création : 1923

Groupe Pigeon

Siège social : Argentré du Plessis (35)

Chiffre d’affaires : 455 millions d’euros

Effectif : 2 000 collaborateurs

Date de création : 1929

Votre génération, façonnée par les crises successives, fait-elle face à un pilotage d’entreprise plus difficile qu’auparavant ?

Thibaud Carissimo. Nous avons commencé à travailler en pleine crise des subprimes (2008), puis tout s’est accéléré : digitalisation, transition climatique, pression réglementaire, et plus récemment, la fin de la mondialisation telle qu’on la connaissait. Je crois que c’est une force : n’ayant connu que l’incertitude, nous ne sommes pas dans l’attente d’un retour à la normale. Pas de nostalgie des beaux temps passés, juste l’adaptation permanente.

« Pas de nostalgie des beaux temps passés, juste l’adaptation permanente. » – Thibaud Carissimo

Quelles sont les transformations majeures dans vos secteurs ?

Th. Pi. Pour un groupe entreprenant dans les travaux publics, c’est la prise en compte des enjeux environnementaux. La production de matériaux à plus faible impact environnemental, d’origine recyclée par exemple, sur lequel travaille notre pôle recherche et développement. Nous imaginons le territoire de demain, qui prend en compte l’évolution du climat, avec des îlots de chaleur urbains et de nouvelles mobilités.

M. Da. Pour nous, le gros facteur de transformation sont les obligations réglementaires. Nous allons vers l’électrique à marche forcée même si l’attrait des Français vers le tout électrique est discutable. Cela transforme notre chaîne de valeurs, impactant aussi bien nos ressources humaines que la rentabilité. Sur un véhicule électrique, la rentabilité n’est pas la même que sur un véhicule thermique. Nous devons travailler sur la diminution de nos charges fixes, qui sera un des vrais leviers.

Face à tous ces enjeux, comment vous faites-vous conseiller ? Tout se passe en famille ou essayez-vous de vous entourer de gens extérieurs ?

M. Da. Pour une ETI de notre taille, nous avons énormément structuré notre gouvernance. Nous disposons de trois comités qui nous épaulent dans nos décisions : un comité organisation et rémunération, un comité audit et risque et un comité stratégique. Au sein de ces comités interviennent des administrateurs familiaux et indépendants. Nous avons intégré, depuis deux ans, cinq administrateurs que nous avons choisis en fonction de leurs compétences, que ce soit financière, digitale ou pour leur connaissance du secteur automobile.

Th. Ca. En juin 2025, Manon devient vice-présidente pour une durée de trois ans. Ensuite, je prendrai cette vice-présidence pour trois ans. À la fin de ces six ans, Alain Daher sortira complètement de l’entreprise, et nous alternerons alors entre présidence et direction générale. Le fait d’être deux, avec la perspective de cette présidence tournante, nous a obligés à structurer la gouvernance pour, en cas de désaccord, ne pas se retrouver dans une impasse.

Th. Pi. J’échange beaucoup avec mon père qui est le président. Nous n’avons pas de comité particulier. Cela fait partie de mes considérations. Je partage aussi mes réflexions stratégiques avec mes directeurs opérationnels.

Faites-vous partie de réseaux ?

M. Da. Nous sommes investis dans le club ETI Bretagne, le Medef 35, le Rennes-Bretagne Business Club, mais également Mobilians, un réseau national du secteur automobile. C’est une source d’inspiration et de benchmark.

Th. Ca. Être dans des clubs permet de prendre de la hauteur, de ne pas tomber dans des visions dogmatiques, parce qu’on peut vite être dans un tunnel et se tromper sur une idée.

Th. Pi. Le club ETI aussi et je rejoins le Comex 40 du Medef 35.

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Qu’est-ce que ça change d’être un jeune dirigeant ?

Th. Ca. C’est amusant, car nous ne nous considérons plus vraiment comme de « jeunes dirigeants », avec plus de douze ans chacun d’expérience dans l’automobile. Ce sentiment était encore présent il y a cinq ou six ans. Désormais, dans notre secteur, une nouvelle génération de repreneurs, d’une trentaine d’années, émerge. Dans toute prise de responsabilité, et encore plus dans une entreprise familiale, la légitimité est essentielle. J’ai commencé à la base, en apprenant à vendre une voiture. Cette expérience a été décisive pour gagner la confiance des équipes.

M. Da. À presque 40 ans, nous pouvons à la fois penser le moyen terme, puisque la mission est d’assurer la pérennité de l’entreprise, et être dans le quotidien, sans se sentir hors sol.

Th. Pi. Je suis entré dans l’entreprise en 2016, avec pour mission de réorganiser plusieurs filiales. On l’a fait, ça s’est bien passé, et puis j’ai évolué. Le fait d’être jeune est plutôt positif. J’ai l’impression qu’on se met moins de limites. Je remets des choses en cause qui ne l’avaient jamais été. C’est notre rôle de renouvellement.

« Le fait d’être jeune est plutôt positif. J’ai l’impression qu’on se met moins de limites. »- Thibault Pigeon

Vous avez pris les rênes en janvier 2020, juste avant la crise du Covid, cela a dû asseoir votre légitimité ?

Th. Ca. Cela a été un accélérateur. Quand on est tous les mains dans le cambouis en gestion de crise, le fait d’être jeune ou pas ne compte plus. Le sujet c’était la gestion de la crise sanitaire, il fallait agir vite. La tête froide et la main qui ne tremble pas au moment de prendre les décisions. Depuis, nous n’avons jamais vraiment sorti la tête du guidon : guerre en Ukraine, problématiques énergétiques, inflation, désormais le combat qui s’annonce entre les États-Unis et la Chine avec l’Europe au milieu…

M. Da. L’exceptionnel devient la norme.

Comment avez-vous intégré le risque à vos réflexions ?

Th. Pi. En anticipant. C’est facile à dire, mais c’est le fondement. Nous essayons de nous projeter à long terme, même si c’est difficile.

Thibault Pigeon, directeur général Groupe Pigeon

Thibault Pigeon, directeur général Groupe Pigeon © 7Jours/Didier Echelard

Th. Ca. Nous sommes un groupe familial, sans vocation à se vendre. L’objectif, c’est de porter la boîte jusqu’à la prochaine génération. On se dit que le risque, c’est également de ne rien faire. Cela impose de se projeter à cinq-dix ans, de façon à planter les graines de futures filiales, de futurs secteurs d’activité, où l’entreprise tirera de la rentabilité à moyen terme. De façon très opérationnelle, nous avons structuré le risque avec le comité audit et risque.

Compte tenu de la taille de vos entreprises, comment faites-vous pour avoir les yeux partout ?

Th. Ca. Chaque membre du Codir et du Comex est issu d’une filiale. Contrairement à une organisation centralisée en holding, nos directeurs sont répartis sur nos territoires : vente à Brest (29), finance à Saint-Lô (50), après-vente à Vannes (56). Avec Alain Daher et Manon, nous avons réorganisé le groupe pour avoir le moins d’échelons possible. Au moment du Covid, nous sommes revenus au plus petit dénominateur commun : la performance commerciale et économique. À présent, nous consolidons cette organisation.

Th. Pi. Le groupe Pigeon se divise en quatre branches : Granulats & Environnement, Infrastructures & Travaux, Construction & Béton, Ingénierie & Services, chacune ayant un comité de direction. Je dirige avec les responsables opérationnels en direct. Nous avons également un secrétaire général avec qui j’échange régulièrement, responsable des fonctions administratives et financières. L’organisation est pensée pour être hybride : nous encourageons l’autonomie entrepreneuriale de nos responsables de business units, tout en restant très impliqués dans l’opérationnel. Je veille à garder un poids mesuré des fonctions support pour rester concentrés sur l’essentiel. Ce fonctionnement nous offre les avantages des petites et des grosses entreprises.

Th. Ca. Maintenir la proximité en grandissant est un défi ! Nous avons l’avantage d’être deux, mais nous avons une quarantaine de sites, il y a des collaborateurs qu’on ne voit pas de l’année. C’est frustrant.

M. Da. La communication interne ne fait pas tout. L’incarnation est importante. La rencontre aussi.

Quel est votre rapport à la communication ?

M. Da. Ce n’est pas dans notre nature de nous mettre en avant, étant issus d’une famille pudique. Nous avons dû nous « secouer », communiquer est devenu essentiel. Nous nous sommes rendu compte que parler du groupe, valoriser ce que nous faisons, est un point de réassurance très fort pour nos partenaires : constructeurs, banquiers, actionnaires, administrateurs et même au sein de notre famille. Nous ne regrettons pas d’être sortis de notre pudeur.

Th. Pi. Pour vivre heureux, vivons cachés, c’est vrai. Mais être fabricant de béton peut parfois être mal perçu, donc il est crucial de mettre en lumière l’impact positif de nos métiers.

Th. Ca. Faire du dirigeant l’incarnation unique de l’entreprise ne rend pas toujours service à l’entreprise. Quand la transition arrive, ça peut être compliqué. Bodemer a eu 100 ans en 2023. Le groupe a donc un long passé sans nous, ça nous remet à notre place. L’entreprise ne doit pas être vue à travers nous, c’est à nous de porter ses valeurs.

« Certes, il y a des nuits où on dort mieux que d’autres, mais c’est stimulant. Rien n’est insurmontable. »- Manon Daher.

À 40 ans, alors que la vie familiale est souvent en plein développement, la question de l’équilibre entre vie privée et professionnelle se pose pour beaucoup. Êtes-vous aussi traversés par ces questions-là ?

Th. Ca. Se projeter à 20 ans dans la même entreprise, ce n’est plus vraiment la norme. En amont du choix d’entrer dans la reprise de la direction d’entreprise, ça a demandé réflexion. Maintenant, ça demande beaucoup d’attention et d’écoute de notre famille nucléaire. Nous avons tous les deux des conjoints qui travaillent avec leurs problématiques et leurs ambitions et qu’il faut prendre en compte afin de trouver une balance positive pour tout le monde.

Thibaud Carissimo, directeur général adjoint Groupe Bodemer

Thibaud Carissimo, directeur général adjoint Groupe Bodemer © 7Jours/Didier Echelard

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Vous ne pouvez pas tout plaquer pour partir à l’autre bout du monde…

Th. Ca. Non, tout comme on ne peut pas imposer à nos conjoints de décider que nous vivrons à Rennes pendant les 20 prochaines années.

M. Da. Nos conjoints ont « signé » en sachant à quoi s’attendre, mais il ne faut pas qu’ils aient le sentiment d’être en parallèle des choix qui sont faits.

Th. Pi. Ma conjointe dirige sa propre entreprise donc chacun respecte les obligations de l’autre.

On vous sent tous les trois assez sereins. Êtes-vous, comme tout le monde, traversés par des angoisses ?

M. Da. Nous avons l’avantage de bénéficier de l’expérience de nos pères ou oncles. Nous avons baigné dans leurs histoires. Nous savons à quoi nous attendre, même s’il y a toujours une part d’inconnu. Certes, il y a des nuits où on dort mieux que d’autres, mais c’est stimulant. Rien n’est insurmontable.

Th. Ca. Nous sommes des géants aux pieds d’argile. Nos entreprises sont lourdes capitalistiquement, avec beaucoup de personnel et d’immobilier. Donc le catastrophisme ambiant peut créer de l’angoisse, voire de la panique dans les équipes. Notre rôle, c’est d’absorber cette angoisse, calmer la cocotte-minute et communiquer sur la stratégie. Être bien entourés nous permet d’avoir des moments où c’est à nous d’être angoissés et reposer la vision. Quand on sait où va le navire, on a moins de craintes quand une vague vient faire bouger le pont.

Th. Pi. Je suis parfaitement en phase avec ça. C’est notre rôle de donner des caps clairs et sereins, pour contrer le contexte instable.

*« Épopée Deloitte les 40 »

Les Bretons de moins de 40 ans les plus influents en 2025

Le classement des 40 dirigeants de moins de 40 ans les plus prometteurs de l’Ouest, piloté par Épopée Gestion et Deloitte, a révélé sa toute nouvelle édition. Manon Daher, directrice générale adjointe du groupe Bodemer se classe en tête, succédant à Pauline Boucon Duval, DG du groupe Duval, première du classement 2024. Elle est suivie par Antoine Cozigou, 39 ans, P.-D.G. du Groupe Mat! (22) et Marianne Guyader, 39 ans également, P.-D.G. de Groix & Nature (56).

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Se classent dans le Top 20 : Thomas Beaumanoir (Beaumanoir), Jean-Baptiste de Bel-Air (Steeple), Bénédicte Émily (PréVision), Virginie Giboire (Racines), Philibert Carminati (Armor Lux), Clément Quéguiner (Queguiner), Perrine Chapot (Ochy), Maria Karunagaran (Maison Felguer), Benjamin Verlingue (Adelaïde), Jean-François Morizur (Cailabs) et Cyril De Sousa Cardoso (Polaria).