Nichée dans la très boisée zone industrielle du Bisconte à Plouhinec, dans le Morbihan, l’usine Albéa passerait presque inaperçue si ce n’était sa taille… 12 000 m2 de bâtiments industriels climatisés ! D’autres chiffres éloquents soulignent l’importance du site. Il compte, en forte période d’activité, jusqu’à 220 salariés, dont 185 permanents et fonctionne 46 semaines par an, 7 J/7 et 24h/24.
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Les installations, récemment rénovées, abritent une centaine de machines aux fonctions bien spécifiques : injection de plastique, moulage, vernissage, décoration, assemblage… Tout est réuni sur le même site pour produire de A à Z des emballages de produits de beauté et surtout, la spécialité du cru, les tubes de rouges à lèvres. Environ 150 000 mécanismes de rouge à lèvres Maestro, dont Albéa détient le brevet mondial, sortent chaque jour de cette très discrète usine. Une discrétion toute stratégique.

L’une des deux nouvelles machines robotisées. Une chaîne d’assemblage high-tech qui permet une plus grande flexibilité de production ©7Jours/Studio Carlito
Un géant mondial de la cosmétique
Appartenant à la division Cosmetics & Fragrance du groupe Albéa, dont le siège est en Île-de-France, le site de Plouhinec (Morbihan) et celui de Parigné-l’Évêque (Sarthe) sont deux composantes françaises de la multinationale. Une infime partie d’un géant mondial de la cosmétique : le groupe Albéa, avec ses 10 208 collaborateurs, 1,2 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2023 et 34 sites industriels dans quatorze pays.
PAI Partners en est l’actionnaire unique depuis mars 2018. Cette société de capital-investissement indépendante, créée en 1872, est présente dans les secteurs de l’industrie, des services aux entreprises, de la santé, de l’agroalimentaire et de la consommation ainsi que du commerce de détail et de la distribution. PAI Partners opère dans le monde entier, avec huit bureaux en Europe et aux États-Unis. Albéa fait partie du portefeuille Europe VI de PAI, qui comprend dix-sept entreprises et a été lancé en 2014.
Albéa compte parmi ses clients des noms prestigieux comme L’Oréal, LVMH et le groupe Coty.
La réputation du luxe Made in France
Même s’ils peuvent paraître modestes au regard de l’ensemble du groupe mondial, les deux sites bretons et sarthois réalisent, à eux deux, un chiffre d’affaires annuel de 100 millions d’euros. Des performances financières qui s’expliquent notamment par le fait que les deux sites travaillent principalement pour l’industrie du luxe. Albéa compte parmi ses clients des noms des plus prestigieux comme L’Oréal, LVMH et le groupe Coty (Marc Jacobs, Calvin Klein, Chloé, Gucci, Hugo Boss…). Le luxe Made in France bénéficie d’une bonne image de marque et son savoir-faire demeure un atout commercial et industriel. Le site de Plouhinec est là pour le confirmer.

Un capot brut et le produit fini. Quand le luxe prend forme… ©7Jours/Studio Carlito
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Des tubes de rouges à lèvres high-tech
Les résultats financiers de cette usine reposent aussi sur la détention quasi exclusive d’une expérience plasturgique et d’un savoir-faire inégalés en France et en Europe. « Si l’on prend l’exemple du mécanisme du rouge à lèvres, nous sommes deux ou trois en France à pouvoir le réaliser, explique Cyrille Guégan, le directeur de l’usine de Plouhinec. En Europe nous sommes entre cinq et dix, pas plus ! »
Le succès d’Albéa Plouhinec repose donc en partie sur « la niche très pointue » que représente ce mécanisme du rouge à lèvres.
Sans entrer dans les détails techniques et les secrets de fabrication, la pièce de plastique qui permet au « raisin » de sortir du tube doit être ajustée au centième de millimètre. Pas évident pour une pièce issue d’une injection à chaud de billes de plastique, suivie d’un moulage. D’autant plus que le mouvement doit être parfaitement vertical et fluide. N’oublions pas que nous sommes dans l’univers du luxe. Au fil des ans, Albéa Plouhinec a acquis une telle maîtrise du processus que 95 % de son chiffre d’affaires en était issu… jusqu’en 2020.
Le chamboule-tout du Covid
Car la pandémie de Covid a entièrement rebattu les cartes. « En mars 2020, nous avons perdu plus de la moitié de notre chiffre d’affaires car le rouge à lèvres et les masques chirurgicaux ne faisaient alors pas bon ménage, ironise aujourd’hui Cyrille Guégan. Il a donc fallu très rapidement se diversifier notamment avec les capots de fond de teint ou de parfums. Nous avons aussi réorganisé notre production et mis notre savoir-faire au service de NG Biotech (sis à Guipry-Messac en Ille-et-Vilaine, ndlr) en fabriquant une partie des pièces plastique nécessaires à la production des tests de diagnostic rapide. » Des moules « multi-empreintes » réalisés en seulement quatre semaines à l’époque. L’agilité fait aussi partie des atouts sur lesquels le directeur de l’usine de Plouhinec a beaucoup investi.

Les robots aident à produire chaque jours jusqu’à 150 000 mécanismes de rouge à lèvres ©7Jours/Studio Carlito
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Flexibilité et agilité
Évoluant prudemment entre les palettes de capots de fond de teint attendant d’être vernis, Cyrille Guégan s’arrête devant une ligne d’assemblage avec une vitrine de près de quatre mètres de long. À l’intérieur, des tapis roulants miniatures et des bras robotisés qui œuvrent en cadence pour fabriquer et assembler les tubes de rouges à lèvres d’une célèbre marque française. « Nous avons progressivement évolué vers de l’assemblage flexible avec ces deux nouvelles machines robotisées, précise Cyrille Guégan. Aujourd’hui, nous avons une machine d’assemblage pour de multiples produits et nous sommes capables de modifier ses fonctions en deux heures seulement ! »
Malgré un coût unitaire d’environ 1,5 million d’euros, l’investissement dans ces chaînes de production robotisées a non seulement permis « plus de prises d’affaires » mais aussi d’assembler jusqu’à cinq composants. Un avantage considérable dans la course à la productivité. Dans le domaine du luxe, chaque détail est également un élément de différenciation. « Le rendu du vernis, le toucher froid et même le poids de nos produits sont étudiés avec soin », dit Cyrille Guégan. Le luxe répond à des règles précises et chaque produit doit peser son prix.
Innover pour rester dans la course
En axant la stratégie post-Covid sur la diversification, la décoration et l’assemblage, Albéa Plouhinec a retrouvé la totalité de son chiffre d’affaires. « En plus de cela, nous nous sommes arrangés pour choisir des produits rentables à forte valeur ajoutée, se félicite Cyrille Guégan. Ce n’est pas encore fini mais notre courbe de croissance est continue depuis 2020. Et heureusement que nous avons fait ces choix car, sinon, nous ne serions certainement pas là pour cette visite. »
Le directeur admet néanmoins que ce fut un travail de longue haleine. Trouver des marchés, convaincre d’être le bon prestataire, prouver sa légitimité… Et innover. Albéa possède un service de recherche et développement dont le but est de concevoir des produits innovants prêts à être commercialisés. C’est le cas notamment du dernier « Dropper », une pipette mono matière en polypropylène (PP) entièrement recyclable.
« Nous avons progressivement évolué vers de l’assemblage flexible. »
Miser sur l’écoresponsabilité
« Il a fallu un très long processus pour arriver à ce produit final. Cela peut ne pas sembler exceptionnel pour les non-spécialistes, admet Cyrille Guégan, mais c’est une belle innovation qui arrivera bientôt sur le marché. Notre prototype a été validé et nous espérons pouvoir en produire des millions d’exemplaires dès 2025. » Même si le secret reste bien gardé, il semblerait qu’Albéa ait d’ores et déjà trouvé son « client sponsor », celui qui permettra à l’industriel d’investir dans l’outillage nécessaire à la fabrication du produit, lui évitant ainsi une prise de risque bien trop importante. Car les investissements en temps et en matériel se chiffrent en millions d’euros, notamment pour la fabrication et l’entretien des moules.

Cyrille Guégan présente le premier « Dropper » monomatière entièrement recyclable ©7Jours/Studio Carlito
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En plus de l’innovation, Albéa met en avant d’autres avantages concurrentiels : la recyclabilité, la réutilisation (recharge) des produits et la proximité. « Dans notre domaine, nous sommes considérés comme des pionniers dans l’écoemballage, souligne Cyrille Guégan. Mais nous ne voulons surtout pas faire de Greenwashing ! Cela n’aurait aucun sens de concevoir des produits recyclables ou rechargeables qui auraient fait dix fois le tour du monde. »
La régionalisation est en conséquence un argument particulièrement impactant chez les clients. « Produire là où sont les clients est une tendance qui s’est accélérée avec le Covid quand les ports étaient bloqués, dit Cyrille Guégan. Nous essayons désormais de prouver notre agilité pour livrer également des petites séries plutôt que d’aller les chercher en Asie. Et aujourd’hui, nous pouvons affirmer que sommes capables de proposer un temps de livraison plus court grâce à notre proximité ! »
Victime de « plastic bashing »
Acteur mondial de premier plan, Albéa est également un industriel local, enraciné dans le département, en phase avec son territoire. Et, à ce titre, il se montre très attentif à l’ensemble de l’écosystème régional. « Plouhinec, c’est magnifique mais… relativise Cyrille Guégan, l’industrie a encore du mal à attirer les jeunes. Nous avons une image peu valorisante et c’est dommage, car il y a quand même de beaux métiers dans l’industrie. »
Et le directeur de regretter le « plastic bashing » actuel qui éreinte encore l’image et l’attractivité du secteur plasturgique. Et la situation n’est pas près de s’améliorer avec la disparition programmée, dès 2025, du BTS outillage (Conception de processus et réalisation de produits) de Questembert. Albéa a très vite été sollicitée pour sauver cette filière technique mais il semblerait que ce combat n’attire pas les foules.
« Nous sommes considérés comme des pionniers dans l’écoemballage. »
Trouver les parades
À cela s’ajoute la crise du logement, particulièrement aiguë au sud de la voie express Rennes-Brest et la difficulté d’attirer de nouveaux collaborateurs sans leur imposer de coûteux (et dangereux) temps de trajets. « Dans ce contexte, nous essayons malgré tout d’être le plus attractifs possible en faisant appel aux nouvelles formes de recrutement comme les vidéos ou les Méthodes de recrutement par simulation (MRS). Nous mettons plus l’accent sur le savoir-être, se réjouit le directeur. En complément, nous mettons le paquet sur les formations. Bref, nous misons sur l’ambiance au travail car des gens heureux, ce sont des gens productifs. »

Les quelque 400 moules disponibles à Plouhinec sont entreposés et entretenus par une équipe dédiée ©7Jours/Studio Carlito
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Albéa Plouhinec s’adapte au monde qui l’entoure. Avec toujours plus de force. Une priorité dans un contexte où l’industrie française est soumise à une concurrence internationale extrêmement forte. Ses efforts seront-ils suffisants ? L’avenir est incertain mais l’entreprise a de nombreuses cartes en main. Quoi qu’il en soit, le géant industriel joue crânement la partie, tente de trouver des parades, affiche ses ambitions et s’inscrit dans l’avenir. En toute discrétion.