Aujourd’hui, il n’a qu’une idée en tête : désosser La Rieuse. Sa coque de noix préférée, un Guépard, une plate en V de 5,50 mètres, qu’il vient juste de déposer au chantier naval de l’AFPA de Saint-Goustan à Auray. C’est le début d’une longue cure de jouvence qu’il compte absolument achever pour la prochaine Semaine du Golfe. C’est sa mission du moment ! Eugène Riguidel, 85 ans, fonctionne comme cela. Il va d’un objectif à un autre. Il s’y consacre entièrement, méthodiquement, sans relâche… Entouré de fidèles et de sa dernière fille de 25 ans, Léla, il supervise avec énergie et une bonne humeur contagieuse, un travail qui sera long et fastidieux. Il se libère tout de même l’esprit quelques minutes pour l’entretien. Il ne tient qu’à nous de réussir à lui faire penser à sa vie plutôt qu’au chantier en cours.
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Attaché aux valeurs fondamentales, au respect des hommes et de la planète
« Je suis allé à Paris avec La Rieuse pour assister au mariage de ma fille, dit-il avec un sourire espiègle. Je l’ai remorqué jusqu’à la capitale et j’ai essayé de passer en douce, à la voile et à la godille, entre la Marne et la Seine. Je me cachais tant que je pouvais car je crois que l’on n’a pas le droit de faire de la voile sur la Seine mais j’ai quand même navigué durant une quinzaine de jours. » Content de son coup, il se marre d’avoir un peu bousculé les règles. Pas vraiment hors-la-loi, il fait simplement ce qu’il veut, Eugène. C’est un homme libre ! Militant antinucléaire de la première heure, faucheur volontaire, écologiste et anti colonialiste, il est très attaché aux valeurs fondamentales, au respect des hommes et de la planète.
Eugène Riguidel aime se concentrer sur l’essentiel, pas de bla-bla, de faux-semblants ni d’artifices. La voile, par exemple, c’est sans moteur. « Plus de fioul, moins de vin rouge, plaisante-t-il avec bonhomie. Et puis, je râle toujours quand je me fais branler par un semi-mou… Ça pue, ça fait du bruit et puis ça pollue. Alors pour moi, c’est voile, rames et godille ! » Une pratique brute de la voile qu’il a découverte vers ses 6 -7 ans avec son frère dans le golfe du Morbihan et qu’il n’a jamais abandonnée depuis. « Quand notre grand-mère nous a payé une plate, on avançait avec une perche en guise de mât, se souvient-il. Ensuite, on a aidé les bourgeois de Vannes à transporter leur matériel à bord et, petit à petit, ils nous ont confié leurs convoyages vers l’Angleterre et l’île de Wight où ils allaient régater. » Eugène prend alors goût à la course et révèle très vite un talent exceptionnel.
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« Il faut le suivre, ça ne s’arrête jamais dans sa tête. » – Léla, fille du célèbre navigateur Eugène Riguidel.
Dans les années 1970, il emprunte un bateau aux chantiers Constantini de La Trinité-sur-Mer pour les deux premières éditions de la course en solitaire qui deviendra la célèbre Solitaire du Figaro. Il termine troisième lors de la première course et estime avec modestie « qu’il s’est bien débrouillé ». Pour les courses suivantes, il continue de se faire prêter ses bateaux, bidouille l’accastillage et trouve quelques sponsors de premiers plans. C’est la débrouille sauf en matière d’équipage. « J’ai eu la chance d’être équipier d’Eric Duchemin, l’un des plus grands régatiers français, avec qui on a gagné l’Amiral’s Cup en Angleterre », dit-il dans un hommage appuyé. Ce n’est qu’en 1974, qu’il gagne sa première solitaire. En 1979, il écrit l’une des plus belles pages de l’histoire de la voile sportive en gagnant la transat en double avec Gilles Gahinet sur VSD, en battant le duo Eric Tabarly – Marc Pajot, sur Paul Ricard, de 5 minutes et 42 secondes. « J’avais beaucoup d’admiration pour Tabarly mais je le trouvais mauvais perdant, un caractère difficile, militaire… Mais quand on a enfin pu discuter autour d’un café dans son jardin, j’ai découvert un personnage extraordinaire », reconnaît-il aujourd’hui.
Florence Arthaud, « une amie merveilleuse »
Un passé tellement riche. « J’ai eu de la chance dans ma vie », préfère-t-il résumer. Cependant, il aime mieux évoquer le présent. Notamment l’aventure des concurrents du Vendée Globe dont le premier est arrivé la veille de notre entretien. « C’est époustouflant ce qu’ils font ! Pour la petite histoire, je suis le parrain de Guirec Soudée, c’est un gars formidable, mais il n’a pas le bateau pour concurrencer les bateaux à foils », regrette-t-il. À l’évocation de cette course, une impression de déjà-vu le submerge. Retour vers le passé. Des avaries en cascade lors de la Route du Rhum et une arrivée avec une autre malchanceuse, Florence Arthaud. Ils accostent en même temps à Pointe-à-Pitre. Les deux amis ne se quitteront jamais plus. « Une amie merveilleuse », sourit-il tendrement. La disparition de Florence et, celle de Gilles Gahinet, l’ont profondément marqué.
Léla entre alors dans la pièce pour « vérifier que son père ne dit pas trop de bêtises ». Lui, va s’enquérir de l’état d’avancement des travaux sur La Rieuse. Il ne tient plus en place depuis un bon moment. « C’est un phénomène, ajoute-t-elle tendrement. Il faut le suivre, ça ne s’arrête jamais dans sa tête. J’essaie d’arrondir les angles mais il a toujours tellement fait qu’il ne peut s’en empêcher. Même s’il n’est pas toujours facile à gérer, il a une aura magnifique et il me fait faire des rencontres formidables. »
Eugène Riguidel n’est pas seulement une légende, c’est un homme profondément attachant. Il attire la curiosité des anonymes comme des plus grands. Renaud, Jacques Higelin, Serge Gainsbourg, Coluche… Tous ont succombé aux charmes de ce diamant brut, aux éclats de son énergie et aux fulgurances de sa spontanéité. Eugène est, quant à lui, toujours sur le pont à 85 ans, à côté de La Rieuse et de « sa merveille », Léla.