7J.Un mouvement de réforme est engagé depuis le 1er janvier 2023. Pouvez-vous expliquer les nouvelles missions de la CRC ?
Sophie Bergogne. Les chambres régionales des comptes peuvent désormais évaluer les politiques publiques territoriales sur demande de certaines collectivités locales ou par autosaisine. Cette évolution permet d’aller plus loin que les habituels contrôles des comptes et de la gestion. L’évaluation est un processus approfondi, reposant sur la possibilité d’intégrer des personnes extérieures, comme des experts ou des datas analysts, et d’impliquer les parties prenantes. En lien avec la Cour des comptes, le rapport que nous avons publié sur les algues vertes en 2021 a précédé cette nouvelle possibilité d’évaluation à l’échelle régionale. Cette enquête a permis de dresser un constat à la fois consensuel et précis de l’impact concret de la politique publique sur la prolifération des algues vertes. Nous avons réussi à mettre autour de la table la Fnsea, le Ceva, Eaux et rivières de Bretagne, l’Ifremer, les collectivités locales. Les autres changements majeurs concernent le nouveau contrôle de la régularité financière. Il y a aussi la possibilité de réaliser des rapports thématiques régionaux, et la pratique des « contrôles flash », une réponse rapide à un problème concret dans la gestion locale.
7J.Quels effets ont les rapports et quel pouvoir de sanction la CRC a-t-elle réellement ?
SB. Les organismes contrôlés suivent très largement nos recommandations. Le taux d’application totale ou partielle oscille entre 75 et 85%. Avant, la chambre n’avait de pouvoir de sanction directe qu’à l’égard des comptables publics, qui sont distincts des exécutifs locaux. Les jugements avaient peu d’impact. Avec la réforme, ce n’est plus du tout le cas. Les justiciables ne sont plus seulement les comptables publics, mais toute personne physique intervenant dans la gestion d’un organisme soumis à nos contrôles. Cela inclut également les entreprises publiques locales ou les associations recevant plus de 1500 euros de subventions publiques. Les élus dans certains cas aussi. Nous pouvons condamner à des amendes quasi pénales, d’un montant très substantiel, jusqu’à l’équivalent de six mois de rémunération. Les premiers jugements ont été rendus depuis janvier dernier et une jurisprudence est en train de se constituer.
La CRC identifie des infractions, qualifie les faits juridiquement puis les défère au Parquet général de la Cour des comptes. Si le parquet décide de poursuivre, l’affaire est instruite puis jugée par la chambre du contentieux de la Cour des comptes. Avant l’entrée en vigueur de la réforme, une des craintes pouvait être que le rôle de justice de proximité de la CRC se trouve affaibli. Aujourd’hui, je vois la réforme favorablement car nous avons beaucoup plus d’impact qu’avant, même si nous aurions préféré avoir une instance de jugement régionale.
Dans d’autres cas – par exemple, conflit d’intérêt, corruption – la CRC peut transmettre les affaires aux juridictions pénales.
7J.Comment sont choisis les thèmes des rapports ?
SB. La chambre, de manière indépendante, fixe sa programmation. Un comité se réunit 4 fois par an et examine des thèmes nationaux et régionaux, les réflexions menées par les sections de la chambre et parfois les signalements qu’elle reçoit. Ce sont des sujets souvent en lien avec l’actualité, proches du citoyen : l’eau, l’assainissement, les déchets, la mobilité, la petite enfance… Les préfets peuvent aussi nous solliciter pour contrôler des budgets locaux. Certains travaux sont coordonnés avec la Cour des comptes, pour des sujets qui relèvent à la fois du champ d’intervention national et territorial. Mais il n’y a pas de rapport hiérarchique avec la Cour des comptes, même si c’est elle qui gère une partie de nos moyens.
7J.La juridiction a la réputation d’être sévère. Pas plus tard qu’il y a quelques jours le maire de Carhaix a dénoncé un rapport « à charge » suite à la publication de vos observations sur la gestion de la commune. Comment réagissez-vous ?
SB. Les rapports ne sont pas toujours à charge. On peut souvent lire « le rapport de la chambre épingle ou étrille », ce sont des termes journalistiques. Nous instruisons à charge et à décharge. Selon la gravité des dysfonctionnements, les rapports sont plus ou moins sévères. Nous faisons aussi ressortir de bonnes pratiques. En cela, le contradictoire est essentiel. Il s’exerce dès le début et tout au long du processus d’enquête. Le contrôlé a le dernier mot, d’une certaine manière : sa réponse est systématiquement jointe au rapport publié. D’ailleurs, nous sommes souvent bien reçus. Les plus petites collectivités savent que nous apportons une dimension de conseil, avec des contrôles adaptés.
7J.Jamais de menaces ?
SB. En 23 ans de carrière, aucune. Des réponses véhémentes, à la limite de l’intimidation, cela arrive. Les contrôlés peuvent également venir en audition, parfois avec leur avocat, après avoir reçu le rapport provisoire et l’échange peut être rugueux. Ceci dit, notre position est confortable. Nous venons regarder ce qui a été fait alors que les élus, a fortiori les maires, travaillent parfois dans des conditions difficiles. Je peux comprendre qu’il y ait une irritation. D’où l’importance du contradictoire, encore une fois.
7J.Vous mentionnez le travail d’élu local. Vous ne pensez pas que leur tâche est déjà suffisamment difficile pour y ajouter des contrôles ?
SB. C’est vrai que nous avons des retours de certains élus qui estiment que nous empiétons sur le principe de libre administration des collectivités locales. Mais ce principe est contrebalancé par l’article 15* de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’attente sur le bon usage de l’argent public est de plus en plus forte. Partout en France, l’idée que les élus seraient déconnectés de ce que vivent les gens est ancrée. De plus, se pose la question du consentement à l’impôt. Les citoyens aspirent à une meilleure connaissance de l’usage fait des impôts qu’ils paient.
*Art. 15. – La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration.
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789
Le parcours de Sophie Bergogne
Parisienne d’origine et diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris en 1985, Sophie Bergogne exerce d’abord le métier d’éditrice indépendante pour le compte de grandes maisons comme Nathan, Flammarion ou Larousse. En 1998, elle réussit le concours de l’École nationale d’administration (ENA), et intègre la promotion Averroès (1998-2000). Un bataillon qui a déjà donné deux ministres de la Culture – Fleur Pellerin et Audrey Azoulay -, l’actuel secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, et une autre ministre, Agnès Pannier-Runacher.
À sa sortie de l’ENA, Sophie Bergogne opte d’emblée pour les CRC. « Ce choix est lié à mon passé d’éditrice : l’indépendance et l’édition de rapports. » Après plusieurs années dans les juridictions du Sud de la France et un passage à la préfecture de Guadeloupe, elle devient présidente de section à la CRC d’Île-de-France en 2014. Trois ans plus tard, elle est nommée à la présidence de la chambre de Bretagne pour 7 ans, jusqu’à fin 2023. Et après ? « Deux possibilités : soit une autre CRC, soit magistrate à la Cour des comptes. »
7J.Les CRC sont-elles soumises à des influences politiques ? Les deux derniers présidents de la Cour des comptes, Didier Migaud et Pierre Moscovici, sont tous deux d’anciens élus socialistes.
SB. Indépendance, neutralité, collégialité et contradiction, sont nos valeurs cardinales. Il y a une séparation des pouvoirs et les juridictions financières se trouvent à équidistance du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. En ce qui concerne les Premiers présidents, ils n’ont jamais affiché leurs convictions politiques dans le cadre de leur mandat à la Cour. C’est la même chose pour les présidents des chambres régionales. Les collectivités sont contrôlées de la même manière, indépendamment de la couleur politique de leurs dirigeants.
7J.La Bretagne est-elle bonne gestionnaire ?
SB. Globalement, la dépense publique est bien gérée. Au début de la décentralisation, les élus ont eu de l’argent à gérer, sans aucun contrôle a priori du préfet, il a pu y avoir des dérives. Je ne parle pas de la Bretagne en particulier. Aujourd’hui, les élus et les fonctionnaires territoriaux ont une bien meilleure connaissance de la réglementation, ils se font accompagner par des cabinets de conseils, ils se forment. Beaucoup d’irrégularités étaient commises par méconnaissance. La situation financière des collectivités est en partie liée à la qualité de la gestion. Pour ce qui est de la Bretagne, nous avons par exemple publié un rapport sur les quatre conseils départementaux, et leur situation à court terme est assez favorable. Le risque est plutôt sur les années à venir puisque de plus en plus, les recettes et les dépenses ne sont plus maîtrisées par ces collectivités.
Bonus
Un endroit que vous aimez particulièrement ? « La presqu’île de Crozon. »
Que faites-vous quand vous ne travaillez pas ? « J’aime lire et écouter de la musique. Toutes sortes : classique, rock, reggae, musiques du monde… »
Si vous n’aviez pas été magistrate à la CRC, qu’auriez-vous fait ? « J’aurais poursuivi mon métier d’éditrice. »