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« Dark stores » et « dark kitchens » : un développement possible à Rennes ?

Depuis la crise de la Covid et les fermetures administratives des commerces qui l'ont accompagnée, des « dark stores » et des « dark kitchens » se sont développés à Rennes et ailleurs. Ce sont des plateformes de livraison en ligne de courses ou de repas préparés, implantées dans les grandes villes, sans vente directe au public.

Me Marie-Caroline CLAEYS, avocate au barreau de Rennes, spécialisée en Baux commerciaux.

La particularité de ces établissements est qu’ils sont souvent installés dans des locaux en rez-de-chaussée donnant sur la rue, qui étaient auparavant utilisés comme magasins ou restaurants. De ce fait, ces établissements sont perçus comme nuisibles au dynamisme des centres-villes, en raison de l’absence d’accueil des clients sur place. Le gouvernement et le Conseil d’état ont réagi pour encadrer ces pratiques, notamment à Paris. Ces solutions sont-elles transposables à Rennes.

La réponse du gouvernement

Depuis quelques mois, les maires tentent de lutter contre le développement des « dark stores » et « dark kitchens ». Ils ont été entendus par le gouvernement, qui par décret n°2023-195 en date du 22 mars 2023, a donné aux municipalités le moyen de réguler le développement de ces activités, en modifiant l’article R 151-28 du Code de l’urbanisme, relatif à la destination des constructions.

Il a été créé une nouvelle sous-destination « cuisine dédiée à la vente en ligne», au sein de la destination « Autres activités des secteurs primaire, secondaire, ou tertiaire ». Cette sous-destination n’a pas été incluse dans la catégorie « Commerce et activités de services », qui comprend la sous-destination « Restaurant ».

Cette nouvelle rédaction est entrée en vigueur le 1er juillet 2023.

Un arrêté a également été pris le 22 mars 2023 « modifiant la définition des sous-destinations des constructions pouvant être réglementées dans les plans locaux d’urbanisme », qui a précisé que les sous-destinations de « restaurant » et d’«artisanat et commerce de détail » imposent l’accueil d’une clientèle, à tout le moins pour venir retirer des commandes.

Cet arrêté a également complété la définition de la sous-destination « Entrepôt » afin d’y inclure les « points permanents de livraison ou de livraison et de retrait d’achats au détail commandés par voie télématique».

Les «dark kitchens» et «dark stores» sont donc, du point de vue du droit de l’urbanisme et de la destination des constructions, exclues de la qualification de restaurant ou de commerce de détail, dans la mesure où aucun client n’est accueilli sur place.

La réaction du Conseil d’Etat

Concomitamment, le Conseil d’État, par un arrêt du 23 mars 2023 (n°468360), a qualifié les « dark stores » d’entrepôt, et a considéré que la mairie de Paris pouvait mettre en demeure les sociétés de livraison rapide de réaffecter les locaux à leur activité initiale de commerce traditionnel, dès lors que le PLU de la Ville de Paris interdisait les entrepôts en rez-de-chaussée sur rue, et que le changement d’activité n’avait pas été autorisé.

Ainsi, aux termes du décret du 22 mars 2023 et de l’arrêt du 23 mars 2023, les « dark stores » et « dark kitchens » sont aujourd’hui considérés, administrativement, comme des sous-destinations de la catégorie « Autres activités des secteurs primaire, secondaire, ou tertiaire », soit en tant qu’entrepôt, soit en tant que cuisine dédiée à la vente en ligne. Ils se distinguent donc des sous-destinations « restaurant » et « artisanat et commerce de détail ».

Et à Rennes ?

Les textes et l’arrêt du Conseil d’État susvisés sont-ils susceptibles d’avoir une influence sur le développement de telles activités dans le centre-ville de Rennes ?

A première vue, la réponse pourrait sembler négative.

Les dispositions du Plan local d’urbanisme

L’actuel Plan local d’urbanisme (PLU) de Rennes Métropole n’interdit pas, en effet, les entrepôts dans le centre-ville, à condition qu’ils ne génèrent pas de nuisances et sous réserve d’intégration paysagère et urbaine. Dès lors, la décision du Conseil d’État n’apparaît pas transposable.

Cependant, le changement de destination des constructions existantes est interdit par le PLU. Ainsi, si les locaux étaient antérieurement affectés à une activité de commerce traditionnel ou de restaurant, l’installation d’un « dark store » ou d’une « dark kitchen » ne sera pas autorisée, puisque, compte tenu du décret et de l’arrêté susvisés, il s’agit désormais de sous-catégories différentes du point de vue du droit de l’urbanisme, et de l’affectation administrative des locaux.

L’importance du bail commercial

Le bailleur est tenu d’une obligation de délivrance, prévue à l’article 1719 du Code Civil, qui porte tant sur la chose louée prévue au contrat que sur ces accessoires. Cette obligation implique la garantie pour le preneur qu’il puisse exercer, dans les lieux loués, l’activité prévue au bail et donc que celle-ci soit conforme à l’affectation administrative des locaux (Civ. 3 – 2 juill. 1997, n° 95-14.151).

Dès lors, si le preneur était mis en demeure de cesser son activité, non compatible avec l’affectation administrative du bien, il pourrait solliciter la résiliation du bail aux torts du bailleur pour :
– ne plus être tenu de payer les loyers,
– être indemnisé des travaux réalisés dans les locaux ou de tout autre préjudice lié à l’impossibilité d’exploiter l’activité dans les locaux.

Il doit donc être fortement déconseillé aux parties de conclure un bail dont la destination ne correspond pas à l’affectation administrative des locaux.

Pour les baux commerciaux existant qui prévoiraient à la clause « Destination » que les locaux sont affectés à une activité de « Restaurant » ou « Commerce de détail », le bailleur semble pouvoir invoquer un manquement à la clause « Destination » si le Preneur exerce une activité de « dark kitchen » ou de « dark store ». Dans ces conditions, il pourra alors mettre en demeure par huissier le locataire de respecter la clause « Destination » et à défaut de respect de cette obligation dans le délai d’un mois, saisir le juge aux fins de faire constater le jeu de la clause résolutoire.

Certes, l’interprétation des clauses du bail pourrait différer de la définition administrative des locaux.

L’analyse de la jurisprudence semble cependant démontrer le contraire, notamment en ce qui concerne l’interprétation de la destination « Restaurant ».

Le Larousse définit le restaurant comme l’« Établissement commercial où l’on sert des repas contre paiement. ».

La jurisprudence considère que l’activité de restauration n’inclut pas celle de vente à emporter, qui constitue, au mieux, une activité connexe et complémentaire. Il est donc nécessaire pour l’ajouter à l’activité de restaurant de former une demande de déspécialisation simple, conformément aux dispositions de l’article L145-47 du Code de Commerce (Civ. 3 – 7 décembre 2004, n°03-17.115).

Cette distinction entre l’activité de restauration sur place et celle de vente à emporter, a été rappelée par la jurisprudence au début de la crise Covid (Civ. 3 – 26 mars 2020, n°18-25.893).

La jurisprudence définit les activités incluses dans la destination du bail comme celles correspondant à l’évolution des usage commerciaux. Dès lors, on aurait pu penser que l’appréciation de la destination « Restaurant » allait légèrement s’assouplir avec la crise de la Covid. En effet, il ne peut être contesté que depuis 2020, la vente à emporter est devenue une modalité d’exercice de l’activité « Restaurant ».

La Cour d’Appel de Paris a semblé statuer en ce sens (CA Paris, 5ème chambre, pôle 3, 17 février 2020, n° 18/07905) en rappelant que :

«il convient de tenir compte de l’évolution des usages en matière de restauration traditionnelle. Si les plats confectionnés sont essentiellement destinés à être consommés sur place, la tendance croissante est de permettre à la clientèle, particulièrement en milieu urbain, comme en l’espèce, de pouvoir emporter les plats cuisinés par les restaurants ou se les faire livrer à domicile, notamment par l’intermédiaire de plateformes. ».

Cependant, dans cette espèce, le bail prévoyait également l’activité d’Alimentation générale, qui comme la Cour l’a relevé, pouvait donner lieu à des commandes par internet et à des livraisons. Il semble donc s’agir d’une décision d’espèce, dont il ne faut pas faire une généralité.

La jurisprudence différenciant l’activité de « restaurant » de la « vente à apporter », la distinction semble d’autant plus s’imposer pour les « dark kitchens » qui n’accueillent aucun client sur place, puisque les seules personnes accédant aux locaux sont les livreurs. Ainsi, elles ne semblent pas pouvoir correspondre à la destination contractuelle de « Restaurant», et l’exploitation d’un tel établissement lorsque le bail prévoit cette destination constituerait une violation des clauses du bail.

Une analyse similaire semble pouvoir être retenue pour les « darks stores » si la clause « Destination » fait référence à la notion de «commerce » qui, selon le l’arrêté du 22 mars 2023, impose l’accueil d’une clientèle.

Pour ces derniers, la situation pourrait cependant être différente si la clause « destination » mentionne uniquement « prêt-à-porter » ou toute autre activité précisément dénommée. En effet, dans cette hypothèse, la destination contractuelle n’impose pas la venue de la clientèle sur place, alors même qu’il pourrait y avoir une difficulté eu égard de l’affectation administrative. Cela doit amener les rédacteurs de baux à être très précis quant à la définition de l’activité autorisée, en précisant notamment que la destination prévue implique l’accueil de clients sur place, et ce afin de ne pas être en contradiction avec le PLU.

Ainsi, tant pour des raisons administratives que contractuelles, « dark kitchens » et « dark stores » (sous réserve de précautions rédactionnelles) semblent n’avoir que peu d’avenir à Rennes.

 

Par Me Marie-Caroline CLAEYS, avocate au barreau de Rennes, spécialisée en Baux commerciaux.

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