7J : Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots votre solution ?
Armel de Lesquen : Famileo fonctionne comme un réseau social fermé dans lequel les membres d’une famille peuvent poster des photos et des messages. Ils sont ensuite imprimés sur une gazette envoyée aux proches soit par le biais d’une maison de retraite, soit par La Poste.
7J : Famileo est aujourd’hui considérée comme une startup incontournable de la « Silver économie ». Une réponse à l’isolement des personnes âgées. Comment vous est venue l’idée de proposer un moyen de communication répondant aux usages de chaque génération ? D’allier le numérique et l’impression papier ?
Armel de Lesquen : Il y a quelques années, la grand-mère de Tanguy s’est plainte de ne pas recevoir beaucoup de nouvelles de la part des membres de sa famille. Comme ils échangeaient beaucoup sur WhatsApp, Tanguy a eu l’idée de lui acheter une tablette pour qu’elle puisse participer et voir les messages.
Tanguy de Gélis : Oui… et quelques semaines plus tard, je me suis aperçu que la tablette était totalement déchargée, abandonnée dans un coin ! Nous avions essayé d’inclure ma grand-mère dans nos usages, mais ce n’était pas son mode de communication. J’en ai discuté avec elle et au cours de la conversation, elle a ressorti toutes les lettres et les cartes postales qu’elle recevait avant. Elle les gardait précieusement. J’ai compris à ce moment-là que nos messages devaient lui arriver sous forme imprimée.
Notre concept touchait une problématique beaucoup plus importante qu’on ne l’imaginait, celle de la solitude des personnes âgées.
L’isolement des personnes âgées s’est aggravé en 4 ans
18 millions de personnes âgées de 60 ans et plus vivent aujourd’hui en France (données INSEE au 1er janvier 2021). Le pays compte désormais 530000 personnes âgées en situation de mort sociale, contre 300000 il y a 4 ans. Le nombre d’aînés isolés des cercles familiaux et amicaux a plus que doublé (+ 122 %), passant de 900 000 en 2017 à 2 millions en 2021 (étude Solitude et Isolement des personnes âgées en 2021, Petits Frères des Pauvres / Institut CSA). En 4 ans, la situation s’est très nettement aggravée.
7J : Comment avez-vous affiné votre concept ?
Armel de Lesquen : Pour creuser l’idée, nous sommes allés voir beaucoup de professionnels : des directeurs d’EHPAD, des médecins gériatres, des animateurs, des gens du secteur. L’accueil a été extraordinaire tant l’attente était forte. Ils nous ont tous dit que notre projet n’était pas juste ludique, mais allait bien au-delà. Il touchait une problématique beaucoup plus importante qu’on ne l’imaginait, celle de la solitude des personnes âgées que se soit en EHPAD et même au domicile.
Tanguy de Gélis : Les acteurs de cet écosystème nous ont confié ne pas savoir comment gérer cela. Aujourd’hui les familles viennent de moins en moins, les distances sont parfois grandes et puis loin des yeux loin du coeur… Quand on met sa grand-mère en EHPAD, on y va peut-être un peu moins, c’est triste, mais c’est la réalité. L’idée était surtout de trouver un moyen de réimpliquer les petits-enfants, car c’est eux qui communiquent le plus.
7J : On sait que la création d’une application est une chose et que l’intégrer dans les usages quotidiens en est une autre. Il semble que vous ayez gagné ce pari avec aujourd’hui 170 000 familles bénéficiaires et plus d’1,2 million d’utilisateurs. Quelle est votre recette ?
Tanguy de Gélis : Très vite on a réfléchi à faire un produit qualitatif, qui fonctionne et qui créé de l’usage, car tout le combat, c’est l’usage ! Nous avons pris soin de créer une ergonomie semblable aux applications comme WhatsApp, Facebook, Instagram, de sorte que l’interface pour les familles soit intuitive.
Armel de Lesquen : Ce qui nous a aidés dans la conception c’est d’avoir passé beaucoup de temps sur le terrain à écouter les besoins. Notre cahier des charges était précis, challengé par des utilisateurs. Nous avons ensuite travaillé avec une agence à Rennes qui s’appelle Mobizel. Ils nous ont aidés à développer la solution pour tous les supports.
Tout le combat, c’est l’usage.
7J : Les gazettes sont imprimées chaque semaine en grand nombre. Comment gérez-vous cet aspect ?
Armel de Lesquen : Nous avons décidé de nous appuyer sur Handirect, un réseau d’agences qui emploient des personnes en situation de handicap. On a commencé avec l’agence de Rennes qui est dirigée par Matthieu Coville. Nous avons beaucoup apprécié de débuter l’aventure avec Matthieu, car nous avons mis au point tout un process alors même que nous n’étions pas assurés que l’entreprise allait se développer avec un nombre significatif de gazettes à imprimer. Finalement le volume est arrivé, et est en croissance chaque semaine. Aujourd’hui nous imprimons également depuis les agences de Saint-Brieuc, Lorient, Boulogne, Dijon, Nantes et Lyon.
Tanguy de Gélis : C’est un super partenariat et qui correspond à nos valeurs. Les équipes sont terriblement efficaces. Ils reçoivent 40 000 gazettes tous les lundis pour les imprimer, les mettre sous pli et les affranchir. Trois jours après elles sont livrées.
On a passé beaucoup de temps sur le terrain à écouter les besoins.
Des témoignages qui vous ont touchés ?
Alzheimer « elle serre la gazette contre son cœur » Une directrice d’EPHAD a reçu une famille dont la maman souffrait d’un trouble type Alzheimer assez avancé. Le découragement était très grand, la famille pensant que quoi qu’elle fasse ça ne servirait pas à grand-chose. Elle leur a conseillé d’essayer la gazette, car en tant que praticienne elle est convaincue que ce type de geste touche la personne. Lorsque la vieille dame l’a reçu la première fois, son premier geste n’a pas été d’essayer de la lire, mais de la serrer sur son coeur. Chaque nouvelle est une preuve d’amour.
« Une gazette pour le dernier voyage » Nous avons reçu plusieurs fois une demande surprenante de la part de familles en deuil : celle de recevoir la dernière gazette reçue par leur proche afin la mettre dans le cercueil du défunt pour son dernier voyage. Je peux vous dire que lorsque le support client reçoit cela, c’est très fort en émotion pour les équipes…
7J : Vous touchez à une problématique commune à de nombreux pays. Comment imaginez-vous votre développement ?
Tanguy de Gélis : 170000 familles ont aujourd’hui un compte Famileo. C’est un chiffre qui a presque doublé pendant la crise sanitaire. Nous affichons une forte croissance et notre seuil de rentabilité a été atteint en 2020. Mais nous ne sommes pas à la recherche de l’hypercroissance à tout prix. Nous sommes sur un secteur avec de forts enjeux sociétaux et cela nous engage. Nous souhaitons nous développer de manière pérenne et garder notre cap sans faire appel à des levées de fonds qui pourraient nous en faire dévier. Nous sommes aujourd’hui une équipe de 45 personnes, et une dizaine de recrutements est prévue pour 2022, notamment des développeurs.
Armel de Lesquen : Nous commençons à nous développer à l’international, car notre solution répond à des besoins universels. À ce jour nous sommes implantés à Barcelone et projetons 200 partenariats avec des maisons de retraite d’ici la fin de l’année 2021. Nous développons aussi notre présence au Royaume-Uni, au Canada et aux États-Unis.
7J : Vous venez de lancer le fonds de dotation Famileo. Quelle est sa raison d’être ?
Armel de Lesquen : On en est au tout début. L’objectif de ce fonds de dotation c’est de rendre un peu de ce qu’on a reçu et d’aider le secteur avec lequel nous travaillons chaque jour. Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait des projets magnifiques portés par des associations pour contribuer au mieux-être dans les EHPAD. En étant sur le terrain, on a connaissance d’un certain nombre d’initiatives. Le but du fonds c’est d’apporter une aide financière, mais aussi de proposer du mécénat de compétences pour accompagner les projets. Une part de notre résultat sera affecté tous les ans à ce fonds.
7J : Des nouveautés à venir ?
Tanguy de Gélis : Nous proposons aux familles un album qui reprend toutes les gazettes de l’année. Nous avions beaucoup d’utilisateurs qui nous expliquaient que les gazettes c’étaient un peu leurs chroniques familiales et qu’ils aimeraient aussi les recevoir.
Armel de Lesquen : Imaginez dans 100 ans un enfant en train de feuilleter les gazettes 2021 de sa famille -Nous sommes en 2121 et il découvre des infos sur son arrière-arrière-grand-père, grand-oncle… des gens qui ont écrit chaque mois des nouvelles, posté des photos… Plus j’y pense, plus j’aime cette idée de chroniques familiales qui restent imprimées pour les générations futures.